LETTRE À FABIENNE

Après l’annonce, viennent les mots? C’était dur de trouver quoi partager en premier, quels mots au milieu du bazar. Je me suis dit qu’au début, je pouvais raconter un commencement. Voilà mon commencement à moi. Ce texte-là est intime, il m’est tombé dessus pendant le confinement, quand j’ai retrouvé un petit bout de papier fané sur mon bureau. Juste au moment où j’en avais besoin. J’avais envie de parler d’une aventure qui m’a fait grandir, qui m’a donné envie de renverser les tables du monde, de réfléchir et de bousculer. Ce texte-là vient de mon coeur, c’est ma façon de dire merci à toutes celles que j’ai côtoyées il y a sept ans pour une pièce de théâtre. C’est un peu le catalyseur de Motus et Langue Pendue et puis la naissance de beaucoup de choses qui me constituent aujourd’hui. Il raconte comment des paroles m’ont traversée, m’ont donné envie d’écrire et m’ont offert une direction vers laquelle marcher. Comme si j’avais un peu besoin de retracer ça avant toute autre chose, pour faire les présentations.  

         Je range. Je suis rentrée chez moi, rapatriée pour cause de confinement, et dans ma chambre d’enfant, c’est dur d’être adulte. Je range mon bureau, pour chasser l’ennui, pour faire fuir les questions, je range l’enfance dans un tiroir. Au hasard des papiers, je retrouve une carte emplie de petits mots. Des prénoms familiers, E, A, S, F…. J’ai plongé dans les écritures un peu effacées, dans un puits de paroles posées sur un bureau. Les paroles d’il y a sept ans. 

         Il y a sept ans, lorsqu’on m’a pris la main pour m’entraîner dans une aventure. 

         C’est l’histoire d’un spectacle bien particulier. Mis en scène par une personne formidable, Fabienne Margarita. Il y avait des femmes, pour parler de femmes. J’avais quatorze ans et j’ai découvert la parole de ces femmes envolées dans le temps, les femmes du convoi du 24 janvier 1943. L’aventure a duré environ un an. Je jouais le rôle de la petite Hélène, dans Qui rapportera ces paroles ? de Charlotte Delbo. Fabienne m’a raconté qu’elle aussi, elle avait joué la petite Hélène, dirigée par la grande Delbo. J’ai découvert l’humanité dégueulasse et le monde révoltant en avalant les mots de ces femmes, en lisant sur elles, en me passionnant pour leurs combats et leur souvenir. Le passé était mêlé de présent, et dans le même temps, je découvrais aussi des comédiennes. Mes sœurs de mots. Un joyeux matriarcat. J’ai pris le train des émotions avec elles. Vivre, voyager, rire et pleurer, avec elles. Les entendre discuter de choses qui m’échappaient, les voir émues de sujets que je touchais du doigt. Mes pas dans les leurs, blottie dans leurs conseils, les observant vivre, et vivant du plus fort que je le pouvais moi-même, de Montreuil au festival d’Avignon, du métro de Paris au camp du Struthof, j’ai découvert un petit bout de la grande humanité. Et puis, sans que j’aie eu le temps de ravaler toutes mes découvertes, on s’est serrées fort dans les bras, on s’est dit à bientôt et les vents nous ont éparpillées. J’ai emporté avec moi un texte de théâtre tout froissé, une carte pleine de petits mots et un bagage pour la vie. 

         D’aussi loin que je puisse me souvenir, j’ai toujours aimé l’école. J’aime les mots et les histoires, et les classes en étaient pleines, pour les enfants comme moi qui ont la chance d’en avoir les codes et le privilège de tirer profit de ces instants. Pourtant, après les cascades de mots de Delbo, les salles du collège m’ont fait peur. C’est le premier souvenir que j’ai d’une révolte sous ma peau. Pourquoi s’asseoir ici, quand il se passe tellement dehors ? Les va-et-vient du monde n’étaient pas arrêtés alors que nous discutions, ratatinés sur nos chaises. Il y avait encore, je le savais, des femmes et des hommes qui se demandaient qui rapporterait leurs paroles. Ironie du sort ou générosité d’une petite étoile, les textes du brevet que je passais cette année-là, étaient des textes de Charlotte Delbo. 

         J’ai fait mon petit bonhomme de chemin. On m’a demandé avec insistance. « Et toi, plus tard, tu veux faire quoi ? ». Mais ça sert à quoi, plus tard, quand c’est maintenant qui nous froisse et nous piétine ?  

         Pendant que je devenais femme, E et bien d’autres sont devenues mères. J’ai parlé de Delbo dans une lettre de motivation et puis j’ai atterri à Sciences Po. Bien vite, je me suis pris le mur en pleine face. L’écologie est arrivée à toute allure, bouleverser mes rêves, envoyer valser mes idées. La fête s’est figée. Je me suis engagée, je me suis révoltée, j’ai été en colère, infiniment, profondément en colère. J’ai pas vraiment compris pourquoi tous les gens continuaient à marcher à toute vitesse dans les couloirs du métro, quand j’ai voulu m’arrêter et  hurler. Je me suis perdue dans des causes sans fin, je me suis battue à corps perdu. J’ai eu le souffle coupé pendant que Fabienne perdait le sien. 

         D’un coup, j’étais perdue. Je suis partie vivre à l’étranger, coupée de Paris et de l’épicentre de mes rages. Essayer d’entrevoir un chemin. Les mobilisations écologistes, après l’élan premier, commençaient à s’essouffler. Mes espoirs et la foi du début ont été détricotés, j’ai baissé les bras. Ça m’avait trop bouffé, toutes ces paroles. Alors j’ai regardé de loin les indignations poursuivre leur cours sans bouleverser la marche infernale du monde infernal. J’ai passé l’année en retrait, j’ai coupé les canaux, débranché mes oreilles. Mais quand ça nous prend les tripes on peut pas effacer à la gomme. 

         Quelques mois plus tard, la crise que nous traversons a donné un coup de pied dans la fourmilière. Le monde tel que nous l’avons connu s’effondre. Il est temps de rentrer à la maison. Les connexions entre le virus minuscule qui met à l’arrêt la toute-puissance humaine et les combats écologistes est évidente. Elle saute au visage. Elle me griffe la face. Elle me réveille de ma torpeur. Tout d’un coup, je retrouve les mots, les idées qui bouillonnent, les colères qui transforment. Je laisse tout ça mijoter. Je me laisse prendre d’assaut par l’ennui. Je range. Et je retrouve la carte aux petits mots. Datée du 14 novembre 2013.

«  J’ai commencé à jouer, un peu comme toi, avec une histoire de fou, d’amour et d’humains. Tu es notre diapason et tu rayonnes… la vie ne vaut que par cette rareté. Et nous la partageons, belle route. Pense à moi quand le doute vient, nous sommes plus fortes ensemble. » Ça résonne vrai sur les murs de ma chambre.  

         Mes chères sœurs, le doute m’est venu. Vous me manquez. J’ai peur de rater le train qui s’arrête au quai de cette période trouble. Mais de lire vos mots, aujourd’hui, me rappelle que vos pas guident les miens, encore et toujours. 

         Fabienne, j’ai décidé d’écrire. Au nom d’une Charlotte qui inspire et émeut la Charlotte que je suis. Et pour toi. Peu à peu, j’entrevois bien un futur qui s’indigne, qui dérange les pouvoirs en place, un futur puissant. J’ai tellement cherché comment en faire partie, alors que c’était là, juste sous mon nez. Après tant de questions, je vais commencer par la plume. La langue pour mieux acculer les vieux mondes. Les paroles à rapporter.

         On peut faire pousser la révolution dans l’encre et le papier. Aux mots de Delbo, je veux donner les miens.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s