La fête des mères me turlupine parce que j’ai la vingtaine et un ventre. Parce que la maternité c’est souvent tabou quand tu te bats pour l’écologie, et parfois un fardeau quand tu es féministe. Je voulais parler des mères potentielles de ma génération, sur lesquelles on fait peser la folie du monde quand ce n’est pas les carcans du patriarcat. Je parle beaucoup de ventre, mais je précise qu’il existe d’autres façons d’être mère, qui sont autant d’expériences de femmes qui préparent l’avenir dans un monde hostile.
Il arrive qu’une fête des mères, un jour, nous voie tout d’un coup passer de l’autre côté du temps, traverser le mur, et, à défaut de se penser encore du côté des enfants, s’imaginer désormais du côté des mères. À la fête des mères, je suis mère potentielle. Il y a sans doute un rapport avec « devenir adulte », même si on n’a toujours pas bien compris ce que ça veut dire. Sûrement que, dans l’ordre naturel des choses, cette pensée finit forcément par nous traverser l’esprit un jour ou l’autre. Peut-être que, dans un monde simple et avec un esprit plus serein, elle ne m’aurait pas régulièrement hantée, comme elle hante beaucoup de femmes de ma génération.
Écologiste, féministe, je me rebelle. Contre l’ordre établi, contre les choses éternelles et contre les temps figés. Je me rebelle contre le pouvoir des hommes qui m’a assignée à résidence pendant des siècles. Je me rebelle contre l’espèce humaine parasite, invasive, destructrice. Je me rebelle avec la terre, que l’on exploite au même titre que les femmes. Je me rebelle contre mon destin enchaîné à celui d’un ventre, mon aliénation millénaire contre la vie nouvelle d’un.e autre aliéné.e. Je me rebelle enfin car je peux me rebeller : je me rebelle avec fougue et délectation, parce que des éternités durant, je n’ai pas pu me rebeller.
Alors que fait-on d’une fête des mères, quand on a au fond des tripes une colère de femme et devant les yeux l’effondrement du monde ? Comment se rebelle-t-on, quand on a un ventre ?

J’ai cherché mon chemin laborieusement, et il s’est éclairé de lanternes neuves quand j’ai rencontré l’écologisme ; sous ma peau, dans mon sang, dans mon assiette et mes mots. L’écologie fait vivre et se mouvoir mon corps dans le monde, elle se niche en moi. Et côtoie difficilement mon utérus.
Lorsqu’on combat dans les rangs écologistes, qu’on a juré force et honneur face à l’oppression du vivant et tout le reste, le futur se voit rarement comme une maternité. Peut-être parce qu’il existe des insidieux, des bouches qui parlent, des têtes qui pensent et qui me disent que ce sont les mères qui causent les catastrophes, qui enfantent encore des parasites, qui donnent naissance égoïstement. Nous sommes trop en nombre. C’est ça, le problème. Après avoir profité des mères machines, ils se tournent désormais vers nous, en expliquant qu’il faut arrêter l’engrenage. Nous sommes trop en nombre. Peu importe qu’un quart de l’humanité seulement ne vive au-dessus des limites pendant que les autres triment. Peu importe qu’il y ait des ressources pour tout le monde si la distribution est équitable. Peu importe que j’existe en tant qu’écologiste à côté de mon existence de potentielle mère, puisque c’est mon ventre que l’on retient de moi, c’est ce levier-là que l’on veut me faire actionner, c’est mon pouvoir maternel que certain.e.s de mes ami.e.s écologistes ont pointé du doigt. Il y en a qui continuent impunément leur vie de frasques, et pendant ce temps, on regarde le ventre des femmes. Comme si rien n’avait changé. J’ai lu quelque part : « c’est dommage qu’il y ait tant d’humains et si peu d’humanité ». Figurez-vous qu’il y en a qui s’interrogent davantage sur le « tant d’humains » que sur le « peu d’humanité ».
« Faire un enfant dans ce monde qui dérape, c’est irresponsable ». « Pondre un consommateur de plus, c’est indécent ». « Devenir mère, c’est laisser ceux qui exploitent la terre exploiter les ventres ». La nature est fertile, vous aussi. Vous aussi serez colonisées, femmes. On grimpera sur vos corps, on tiendra vos ventres en otage. Et toi, écologiste, tu laisserais les mêmes logiques qui prennent la terre prendre ton ventre ? tu te laisserais assiéger par le fond des âges au creux de toi en combattant le fond des âges ailleurs qu’en toi ?
Et puis, après les écologistes, il y a eu les amies féministes.
Moi aussi, je suis féministe. Je suis féministe parce que je refuse qu’on m’assigne, qu’on me place, qu’on me case. Je refuse qu’on définisse ma vie avec des contrats, par des livres, dans des images, au fil des hommes. Je refuse que les autres décident si je suis femme, bien femme, pas femme. Je refuse que l’on m’apprenne à bien utiliser mon corps. Je refuse d’être une arme au service du système qui oppresse mes amies, mes grand-mères, ma mère, mes sœurs. Je veux questionner, abattre les châteaux de cartes pour tout réfléchir de nouveau, par moi-même. Je veux avoir mes propres rêves et mes propres cauchemars, qui ne sont pas nécessairement ceux que l’on s’obstine à me faire rentrer dans le crâne par les oreilles et par les narines. Je veux être libre, absolument, complètement, sans compromis, sans consensus, sans avoir demandé l’avis du monde et des « de tout temps ».
Alors, pour tout cela, je n’ai jamais été proche des enfants. Parce qu’ils me font peur, parce que leur honnêteté me désarme, parce que leur simplicité de vivre me culpabilise. Mais aussi parce qu’ils me rappellent ce que j’ai pensé maladroitement. Que le chemin des enfants, c’est le chemin de celles qui ne se rebellent pas contre l’espèce qui grogne en elles, contre la société qui les attend, contre une destinée à laquelle en cédant moi aussi je sonnerais l’implacable victoire. Je ne veux pas que l’on dise que j’ai accompli mon destin de femme sagement et sans questions. J’en ai assez qu’on me parle de mon futur en me disant « quand tu auras des enfants » et non « si tu as des enfants », assez qu’on pense dans ma tête à ma place, assez de calculer le temps imparti par l’horloge biologique, assez d’être noyée dans mon genre, assez d’espérer malgré moi l’arrivée d’un nouvel enfant pour des ami.e.s qui se réalisent ailleurs, assez qu’on me fasse croire que l’accouchement est merveilleux et que le post-partum n’existe pas, assez qu’on me taise les moments moches et les douleurs de ma mère. Je n’y crois pas, aux contes qui nous mentent, qui nous conditionnent pour que donner un héritier, fonder une dynastie, accoucher d’une famille nous apparaisse comme le summum de nos vies de femmes. Je n’ai pas envie qu’on pose sa main sur mon ventre comme si j’étais un totem, je n’ai pas envie qu’on m’explique que la maternité me transcende ou me va bien, je n’ai pas envie de m’entendre dire que mes enfants sont forcémentla plus belle chose qui me soit arrivée, je n’ai pas envie de devenir femme seulement quand une autre vie me supplante.
Alors j’ai dit « puisque c’est comme ça, j’en aurai pas, des enfants ».

Je l’ai dit en défi, et j’ai pensé aussi qu’il est tellement plus simple de combattre sans enfants. Je n’aurai pas d’enfants parce que je ne peux pas me le permettre, parce que j’ai juré force et honneur. J’ai capitulé, démissionné.
En fait, j’ai accepté que ma jeune génération se charge du prix à payer pour l’irraison des générations qui la précèdent. Je n’aurai pas d’enfant. Ne jamais en parler, ne jamais les approcher, ne jamais les toucher. S’en tenir loin, méfiante. Menacer même de ligaturer les trompes, ça y est, on a peur, je le vois maintenant, je le sais, on me croit. On me voit, horrible, monstrueuse, têtue jusqu’à la rébellion ultime, l’autodétermination définitive, un choix absolu et total. Contre lequel ils ne peuvent rien, et dans lequel j’expérimente un pouvoir de femme.
Pourtant, dans le tourbillon des fêtes des mères qui défilent, je me sens tout d’un coup prise de doutes. De colère parce que je me suis trompée, construite bien volontiers sur des mensonges qui servent les mêmes systèmes que j’ai toujours voulu combattre. Encore une culpabilisation, une de plus dans la trop longue liste, à laquelle j’ai ouvert les portes grandes.
Ne pas être mère car on n’a pas envie d’être mère. Mais ne pas être mère parce qu’en 2020, on ne peut pas être féministe et mère, écologiste et mère ? Non. Pendant longtemps, les féministes ont voulu se réapproprier les sphères attribuées au masculin, les envahir avec rage et raison. Elles ont dit « la femme est un homme comme les autres ». Elles ont fait leurs les codes de l’autre, elles ont combattu pour pénétrer les espaces interdits, pour investir la norme dont elles étaient exclues. Et je les remercie. Mais continuer à s’extraire des ventres car le pouvoir se trouve ailleurs, c’est accepter qu’effectivement le pouvoir se trouve ailleurs. Je ne veux pas croire que je puisse expérimenter mon féminisme uniquement dans ce que la société a de plus « masculin » : le dehors, le combat, le rejet de la maternité. Je ne veux rien sacrifier de mes aspirations pour un féminisme qui aurait pour but unique, finalement, de me rediriger vers les sphères de pouvoir actuelles. Car il y a aussi du pouvoir dans mon ventre. Il y a de l’activisme dans mon ventre aussi bien que dans les trompes ligaturées. Je choisis.
Les valeurs de tendresse, de sensibilité, de l’éthique du « care » comme prendre soin, les valeurs du foyer, de spiritualité douce, d’émotion, de solidarité, de collaboration avec la terre, ont été historiquement attribuées à la féminité. Pour cela, elles ont été rejetées, malmenées, dévalorisées, et le sont encore. On a brûlé des sorcières. On a mis le feu. On a jeté les valeurs en pâture à l’ambition, la concurrence, la guerre, la force, la compétition, l’exploitation, l’expansion, l’au-dehors, le plus loin. Le masculin. Jetées dans le feu par le patriarcat aussi bien que par des pressions «féministes» qui voient l’émancipation de la femme dans sa seule capacité à adopter les postures des hommes.
J’ai découvert avec passion l’écoféminisme, et j’ai lu que bien sûr, les logiques patriarcales sous-tendent l’exploitation de notre planète. Mais j’ai lu aussi que ce sont les valeurs dites « féminines » qui vont déconstruire les pyramides d’anthropocène qui détruisent notre terre. Ce sont à ces valeurs-là qu’il faut redonner le plein pouvoir, et arrêter d’investir sous pression les arènes de ceux qui ont saccagé.
J’ai encore du mal avec les enfants, après m’être tant torturé l’esprit pour les envoyer hors de ma pensée, de mon champ de vision et de possibles. Et parce qu’ils me rappellent la responsabilité de ma génération, dont chaque choix compte. Mais j’arrive, en regardant mon ventre devant le miroir, à l’imaginer rond. Être mère c’est probablement être femme différemment, avec éclat, puissance, et un petit peu d’une sorcellerie dont se sont méfiés les hommes et les dominants de ce monde. Il est grand temps de reprendre le pouvoir sur nos ventres, en laissant la vie s’y nicher, ou pas. La liberté c’est celle de se rêver mère. La liberté c’est celle de ne pas vouloir d’enfant. La liberté n’a jamais empêché d’être féministe, d’être écologiste, d’être rebelle.
Alors cher.e toi qui n’est pas encore et sera peut-être. J’ai peur du monde qui dégénère, j’ai peur de l’avenir qui vient avec fracas et du passé qui ne veut pas s’en aller, qui s’accroche à notre monde et s’oppose au nouveau. J’ai peur, terriblement. Mais je pense à toi parfois, et ce n’est pas un signe de fatalité, d’égoïsme ou de faiblesse. Toi, qui es plutôt symbole de mon plus grand espoir. C’est que j’ai réussi à trouver, au milieu du chaos du monde, assez de beauté et d’humanisme pour croire que ce ne serait pas folie de vivre, de vivre ensemble, de construire encore, de ne pas baisser les bras devant l’absurdité. Qu’un jour tu sois fait de chair et d’os, ou bien que tu restes pour toujours une possibilité jamais explorée, je sais que tu ne m’empêcheras pas de me battre pour que le monde soit plus respectueux de tous les êtres. Je ne laisserai plus personne me faire croire le contraire.
À un jour, peut-être…
ou pas.