C’est pire que ce que vous imaginez.
Chaque année, on tue presque autant d’animaux que le nombre d’humain.e.s ayant vécu sur Terre depuis le début de l’humanité. Chaque année. En France, 95% des porcs sont élevés en intensif. L’année dernière, pour une campagne chez Greenpeace, j’ai dû me renseigner énormément sur l’élevage, et les porcs. Je sais que cette lutte-là laisse la majorité d’entre vous dans l’indifférence la plus totale. Mais être indifférent.e, c’est passer complètement à côté de logiques qui nous ont mené à briser la Terre, à enchaîner les humains, à détruire le vivant. En découvrant ce qui se trame derrière des pubs mensongères et des labels « bien-être animal » qui ne veulent rien dire, on voit bien qu’on peut pas prôner l’empathie et la raison et laisser un saccage pareil avoir lieu chaque jour. On peut pas s’indigner des tueries d’animaux sauvages et détourner le regard quand on parle des abattoirs du bout de la rue. Ce qui s’y passe est accablant. Alors si ça vous intéresse, j’ai essayé de retranscrire l’histoire de P, pour que vous ayez une idée d’à quoi ça ressemble, la vie d’un porc. Sous l’article, vous trouverez aussi les ressources pour débuter, si jamais vous voulez commencer une transition vers une alimentation végétale ou au moins vous renseigner.
Il est très probable que sans les grilles P aurait été mangé à la naissance. Sa mère, une énorme masse grisâtre, l’aurait avalé quelques instants à peine après l’avoir éjecté de son corps. Mais P ne connut sa mère qu’au travers de grilles, et ces grilles lui sauvèrent la vie. Rose, frêle, un parmi des millions d’autres, P était au commencement d’une lutte constante dans un monde sans cesse ennemi. Son histoire n’est pas extraordinaire : c’est pour cela que nous la racontons.
À la naissance, on aurait pu jurer que P serait le maillon faible de sa portée. Enfoui, écrasé sous la masse des autres petits qui tétaient déjà, les éleveurs ne s’aperçurent de son existence seulement après quelques minutes, qui suffirent presque à l’étouffer dans le noir de ses propres frères. Les petites fentes que formaient ses yeux s’ouvrirent, inspectant avec une attention qu’il conserverait, l’obscurité humide de sa naissance. Et malgré les paris des hommes, seul le hasard décida de la suite des événements. Qui devait survivre, qui devait mourir ? Pour quelque raison obscure, P fit partie de ceux qui allaient vivre.
Il fallut donc vivre, porté par le fil tortueux et implacable du temps. Le jour et la nuit se mélangeaient à chaque instant : la lumière ne filtrait jamais dans l’enclos et l’aiguille des heures poursuivait son cours, indifférente. Le dispositif infrarouge, comme un phare sombre, guidait les premiers mouvements dans la pénombre : téter, errer, déféquer. Téter, errer, déféquer. Ce fut là l’enfance de P.
Dans la moiteur de leur enclos, une nuit –ou peut-être était-ce le jour-, ses déambulations furent arrêtées par une masse informe qui barrait le passage à ses pattes. C’était le corps d’un porcelet, qui mourait sur le sol. P vit avec fascination la vie déserter l’un de ses frères. Ce fut là, au milieu des femelles reproductrices, qu’il rencontra pour la première fois, confusément, le visage décharné de la mort. Ses yeux aux aguets avalaient les moindres détails de l’agonie, pour en déchiffrer mieux les contours, apprendre les traits qu’elle laisserait sur lui un jour. La mort fut la toute première amie de P, familière et insignifiante dans le ballet des existences et des disparitions. Il regarda avec une avidité étrange la dépouille de marbre, suspendue dans la réalité par l’un de ces sursauts désespérés, pleins de sang et d’instinct, mais aspirée pourtant par le sol froid, par la gravité, par le temps qui lui pèse dessus violemment et l’arrache enfin au monde. P, dirigé par cette curiosité morbide, passa son groin sur le cadavre encore chaud, respirant à pleins poumons l’odeur de ce dernier combat. Il se coucha sur son frère, se roula sur lui, donnant parfois à entendre de petits couinements idiots, comme lui-même était idiot face à ce tas de chair gaspillée, qui restait là parmi eux, et que personne ne se donnait la peine de retirer de leur enclos.

Ils furent trois, dans la portée de P, à disparaître comme cela, en un battement de cils et à quelques mètres de la mère, qui assistait, derrière les grilles et sans broncher, à la mort des petits qu’elle venait de mettre au monde. Les survivants se groupaient dans les jours suivants autour de ses mamelles, seul morceau de chair maternelle dont les porcelets avaient le droit de connaître l’odeur et le goût. P, qui avait rechigné dans ses premiers jours à lutter pour obtenir lui aussi son téton dédié, était maintenant vorace, et se ruait comme les autres sur les mamelles roses. La mort de ses frères avait distillé dans ses tripes ce qu’il restait encore à son espèce de l’instinct de survie, celui qui fait vivre rageusement et dans la terreur. La vie, encore et toujours, s’accrochait à la peau de P, le poussait à chercher dans cette obscurité mortuaire les traces d’une énergie résignée. Au nom de laquelle il fallait encore se pousser à manger.
Les semaines passèrent et bientôt P et les autres furent arrachés à leur sombre routine. Les petits yeux de P avaient alors pris leur couleur d’adulte ; ils étaient minuscules, enfoncés dans son crâne à la va-vite, comme si, pour les porcs, la nature avait fini par bâcler son travail minutieux. Ce sont ces yeux qui rencontrèrent ceux des hommes pour la première fois. Dans le temps dissous du caillebottis -ce temps sourd au reste du monde- on entendit soudain le bruit des portes, les éclats de voix si pointues et si humaines, le crissement des grilles contre le sol. Les porcs virent les premiers les éleveurs même dans la pénombre : ils étaient nés avec elle, son enveloppe serait pour toujours leur seule couleur. Armés de leurs habits immaculés, stérilisés, repoussant l’odeur immonde de la bestialité, les éleveurs ramassèrent vulgairement et un à un les porcelets, que les pattes déséquilibrées par la jeunesse n’avaient pas laissé courir.
P fut soulevé du sol lui aussi, et un faisceau blanc lui brûla les pupilles. On fit son premier bilan médical comme on constaterait l’état d’une cargaison de pommes. Blessure infectée au niveau de la patte postérieure gauche. Légère anomalie dans l’alignement des vertèbres. Ces quelques inscriptions sur le registre de papier seraient la seule trace que P laisserait de son existence à la postérité. Il y eut ensuite l’épreuve de la castration à vif, il y eut la séparation d’avec la mère et les chairs nourricières, il y eut la violence de toutes ces choses que l’animal ne comprend pas et qui lui sont imposées sans vergogne.
Mais les porcs se relèvent des traumatismes de leurs premiers jours. D’humeur égale, ils se réveillent encore chaque matin pour manger et boire, se rendormir le ventre plein. P laissa la vie se poursuivre, apathique, dépassé, si infiniment impuissant face aux forces qui s’exerçait sur lui. Il grandit et s’épaissit. Ses yeux depuis longtemps avaient fait le tour de la seule pièce qu’il lui était donné de connaître. La nourriture lui plaisait, et il y en avait à profusion.
Abruti d’antibiotiques, il grossissait de manière obscène, se mouvant de plus en plus difficilement à mesure que les mois défilaient. Imperceptiblement, ses yeux, seule arme dont il disposait face au mystère du monde, disparaissaient, enfouis sous la chair qui les recouvrait. On disait alors de lui qu’il était « une bonne bête », on tapait sur le dos déformé en s’esclaffant. Bientôt, P ne fut plus capable de marcher. Les pattes ployaient immanquablement sous le poids du corps démesuré. Inerte, il se contentait de remuer son enveloppe de graisse, comme pour vérifier qu’il était encore là, dans ce réel qui le piégeait chaque jour davantage.

Les jours passèrent et les congénères de son enclos devinrent tous aussi gras que lui. Ceux qui ne l’étaient pas disparaissaient aussitôt. Malgré leur départ, l’espace individuel se réduisait à mesure que les masses énormes l’envahissaient. Bientôt, ils furent contraints de vivre peaux contre peaux, suant d’un même épiderme, chaîne de viande encore vivante et déjà morte.
Pendant l’aube de leur vie qui s’étirait sans jamais aboutir au jour, leurs instincts animaux se déréglaient, et la folie infusait dans leurs cerveaux à l’arrêt. Leurs masses statiques rendaient angoissant le moindre mouvement, et la panique pointait dans les hangars, maniaque, maladive, macabre.
Il arriva un jour que le porc voisin fut soudain pris de spasmes, et se rua sur P. Inerte, P ne sut que rouler ses yeux dans tous les sens et, assiégé par cette vision qui déjà le paralysait dans l’angoisse, il se laissa faire bêtement. L’autre, avec la force terrible des aliénés, prit l’oreille gauche de P dans sa gueule. Assailli par la douleur, ce dernier tenta de se dégager, avec pour seul résultat que son oreille charnue fut arrachée. Hurlant de souffrance, il vit alors, de ses yeux qui tournoyaient dans leurs orbites, le gros porc mastiquer compulsivement les cartilages, et avaler difficilement. Le cannibalisme était arrivé dans son enclos.
Lorsque de tels cas arrivent, les éleveurs, avec regret, sont forcés d’envoyer leurs animaux. Il est temps de les abattre. « On avait pourtant bien coupé les queues », fut le commentaire du vétérinaire. Mais les éleveurs constatèrent que la queue n’est pas la seule partie du corps que les porcs ont la force de dévorer.
La vie de P fut marchandée dans un bureau aux vitres opaques quelque part en Bretagne, et son avenir scellé sur un bout de papier austère, par deux signatures à l’encre qui bave.
On laissa passer quelques semaines, puis les camions arrivèrent. Sur le chemin de l’abattoir, P était calme. Soulagé par cette distraction, l’espace confortable dont il disposait dans le camion et la nourriture profuse qu’on lui portait, il oubliait dans les délicates secousses de la route les terribles élancements de son bout d’oreille, encore ensanglanté, et autour duquel les insectes voletaient sans discontinuer. Son dernier voyage était tranquille, paisible, doux. Sans doute la suite aurait-elle pu être abominable à raconter, mais le hasard des choses fit que P n’eut jamais à la vivre. Comment finirent la plupart de ses frères et de ses congénères, P ne le sut jamais. Nous, de notre côté, pouvons imaginer.

Le camion de P fut l’un de ceux qui ont été assaillis par des militant.e.s la nuit du 30 avril. La précipitation et les cris, signèrent pour P le retour de la peur, la peur qui lui collait les parois de l’intestin, blottie là depuis des années déjà. Comme un rappel des premières heures de sa vie, on voulut l’attraper, et comme il fut incapable de se débattre alors, il ne bougea pas là non plus. Plusieurs personnes furent pourtant obligées d’unir leurs forces pour réussir à le transférer dans un autre véhicule, symbole dérisoire d’une nouvelle vie pour P. Mais d’hommes il était passé à d’autres hommes, d’un camion, à un autre camion. Ses oreilles se rabattirent sur les yeux, inutiles, plus que jamais. Pour lui, le « sauvetage » dura l’éternité.
Il faut des semaines entières, voire des mois ou des années à un porc élevé dans la pénombre des caillebottis, pour accepter de sortir des camions. P ne sauta pas avec délectation dans l’herbe verte, ne respira pas avec satisfaction l’air du dehors, ne se laissa pas caresser avec gratitude par les militant.e.s. Il ne connut que la terreur anodine, tapis au fond de ce camion plein de ses déjections. Ses yeux encore si jeunes avaient cessé de fonctionner : la lumière du jour les avait foudroyés à l’ouverture des portes du véhicule pour la première et dernière fois. Alors, désespéré par ces deux globes vides au milieu de sa face informe, il bloquait dans un réflexe immobile toute la masse de son corps pourtant mitraillé par la faim. Et sous le manteau de peau, épuisée par l’angoisse d’une vie, la mécanique de son corps arrivait sans prévenir au bout de sa course folle. Pour échapper à des mains qui se voulaient pourtant protectrices, il esquissa un mouvement de fuite puis tomba du camion dans la terre fraîche, les membres raidis dans une ultime crispation. Les pulsations de son cœur, dans un dernier soubresaut, firent rouler son groin sur le sol, révélant dans la lumière du soleil le bout d’oreille restée sourde et les yeux devenus aveugles, dernière et infâme image de la bête.
Des ressources pour commencer une transition vers une alimentation végétale: https://vegan-pratique.fr ; https://www.vegetarisme.fr/comment-devenir-vegetarien/
Pour en savoir plus: https://cdn.greenpeace.fr/site/uploads/2018/03/Moins_mais_mieux_BD.pdf?_ga=2.250933134.962398787.1592240373-71263094.1522344264
Pour mobiliser les cantines et apprendre aux enfants dès le plus jeune âge à avoir une alimentation moins carnée: https://www.cantineverte.fr/efforts/nous-voulons-moins-de-viande-et-de-meilleure-qualite/lookup/new