JE SUIS LE B

Parce qu’on est en juin. Parce que j’ai besoin que ça sorte. Parce que je suis fière. 

Je pense que c’est le texte le plus intime que j’ai écrit, et j’ai pas complètement réussi. Il est un peu long et décousu, mais j’ai décidé de le laisser tel quel. J’y ai inséré des parties en italiques, qui sont des bouts de l’histoire d’une certaine L, un personnage que j’ai inventé parce que je ne voulais pas dire que son histoire, c’est aussi un peu la mienne. Merci à tou.te.s celles et ceux qui m’ont guidée sur mon chemin avec de l’écoute, de la bienveillance, des mots. Parfois sans même s’en rendre compte. Je pense à celles et ceux qui n’ont pas ma chance et le privilège que je m’apprête à utiliser avec mes mots.  Happy pride month.

            Juin, le mois des fiertés. 

Tu résonnes de soleil et tu me donnes un sacré prétexte. Merci. 

            Au fond, je n’ai pas besoin de parler du B car le B, je l’existe, je le vis, je le sens. Mais écrire un grand B sur le papier, ça fait du bien, tu comprends. Ça fait taire les mots qui heurtent, les questions qui planent, les legos sous les pieds. Alors, encore, les mots. Ils sont durs à trouver, ils s’échappent devant ma feuille. Pourtant, y’a pas cinq minutes, je vous jure, je les voyais, limpides et transparents. Je leur force la main parce que j’ai envie, parce que j’ai besoin, parce que je prends ce droit en espérant résonner de mille échos pour tou.te.s les B, comme une grande chaîne de vérité qui éclate, qui prend sa place, qui n’a plus peur de rien. Qui défie la binarité d’un monde parce qu’il est temps. 

Mots, lettres, B, vous allez prendre la lumière parce que c’est juin. 

            Il y a deux ans, une nuit, j’ai rêvé un rêve important. Un guet-apens de mon propre cerveau. De ceux qui souffle un vent sur toute votre vie, qui balaie même les arbres et les maisons. C’est souvent dans le sommeil qu’on se réveille. Il y a deux ans, j’ai fait un rêve, et en dormant, j’ai ouvert mes yeux. Il y a des songes qui s’en vont en fumée quand on essaie de poser notre main dessus, de les palper pour les dire et les raconter. Mais celui-ci m’est resté dans la tête, collé comme un chewing-gum. Il est complètement bizarre -quels rêves ne le sont pas- mais pourtant je pourrais vous décrire ses couleurs et ses goûts, à l’infini. 

            « L est assise dans la salle comme si elle flottait. C’est vrai qu’elle le remarque seulement maintenant, mais elle flotte ! elle flotte dans la marée de sièges, légèrement au-dessus des têtes. Elle flotte et le rideau s’ouvre, le regard la transperce et l’envoie encore plus haut dans son flottement, elle touche le plafond, elle se fracasse là-haut, dans les dorures de la Comédie Française. La fille se tient, entière et nette, elle se détache dans le clair-obscur de la scène, transperce L. Le regard de la fille ronge son intérieur, la tient en menottes là-haut, collée aux poutres séculaires. L. cligne des yeux et elle a flotté dans un jardin. Au centre, il y a ce banc, ce banc blanc, immaculé, large, aux pieds recourbés comme dans la Grèce antique. Clin d’œil, flottement. La fille est sur le banc. Nuages, soleils, nuits. Des yeux se pulvérisent, des mains se connaissent, des corps se mêlent. C’est le muscle de sa mâchoire, saillant, qui attire, comme l’aimant. Nuages, flottements dans le temps et dans le sommeil. »

            Boire, laisser le liquide couler au fin fond du gosier, alimenter chaque cellule et réveiller le cerveau endormi qui a divagué, une fois de plus, une fois encore, le même rêve ou le même cauchemar, toujours le même, recelant de flottement, de fille. Tous les soirs depuis un mois, je rêve. Tous les soirs, frénésie de brûlures. Parfois même, je me réveille, haletante, surprise de vivre fort. Je me demande si j’avais déjà vécu avant ça, sans ça. 

            Pourtant, dans la respiration coupée du réveil, et à mesure que les sensations s’évanouissent dans l’air, je reprends ma vie que je crois bien vraie. J’oublie. Et parfois, au détour d’une conversation ou d’un regard, me perds de nouveau dans le souvenir qui pique et caresse au fond du ventre. Je pense beaucoup. Je pense de manière envahissante et obsessionnelle. Les images que je fais naître dans le secret de mon cerveau sont des plantes grimpantes, des marées hautes, des coulées de lave qui détruisent tout sur leur passage, qui avancent, conquérantes, brûlantes, affamées, avides, boulimiques. Je suis boulimique d’une fille. Une fille a ouvert les portes d’un nouveau monde. Ce monde ci est étrange ; à l’intérieur de lui les mots sont vifs et les émotions piquantes. Les découvertes sont guidées par quelque chose de nouveau, quelque chose de tapi au creux des corps. J’y poursuis mon chemin sans hâte, méticuleusement, sans perdre une miette, un pétale de rose, du sel aux coins des yeux. 

            J’ai rigolé de mon rêve, l’ai évoqué avec des rires et une voix enrouée par la tourmente. Mes ami.e.s ont ri avec moi. Mais mon rêve ne me fait pas rire. Il me touche, me remue au bout de moi, me bouleverse. Il remet mon existence sur la table : à disséquer, à voir ce qu’il y a dedans, ce qui s’agite dans le sac des organes et qui veut sortir après les années clandestines. 

            Alors j’ai écouté le mot se frayer un chemin. Je l’ai laissé forcer la porte, piétiner les certitudes. Et le mot m’a saluée avec bienveillance, comme une vieille connaissance, comme une mère dont on aurait été arraché par la vie et qu’on retrouverait bien des années plus tard, au détour d’un rêve étrange. B. 

            Je me pose des questions, et je demande des réponses au grand internet. J’exige le savoir de tous les savant.e.s du web. Je tape les lettres sur le clavier, frappe les lettres sur le clavier, je les tabasse, avec l’acharnement et l’avidité. Je dévore les forums et les points d’interrogation des autres, j’avale les mots nouveaux, les drapeaux et les blasons, les mains qui m’entraînent dans la ronde des secrets qui libèrent. Je suis en quête. En quête des voiles que je n’ai pas eu l’idée de soulever par le passé, en quête des réponses aux questions que je n’ai pas posées, en quête des réalités parallèles et des univers qui vivent à côté du mien sans bruit. Les dimensions que je n’ai pas su voir de mon regard brouillé, toute fixée sur la ligne d’horizon tracée à la règle. 

Et maintenant ? je fais quoi, maintenant que j’ai découvert que j’existe aussi à côté de moi, dans l’autre vie et l’autre monde ? j’en fais quoi moi, de ça ? 

L, G, B, T, Q, I A, +. Je suis le B. 

Photo de cottonbro sur Pexels.com

            J’ai grandi dans un monde coupé en deux. Sel et poivre, femme et homme, couteau et fourchette, ville et campagne, feu et eau, soleil et lune, nous et eux. J’ai grandi dans la binarité, dans la dualité, dans la délimitation claire, nette, précise entre les univers. J’ai vu tout noir ou tout blanc, j’ai décidé en divisant mon cerveau, en construisant des cases pour y ranger les affaires de ma vie. Je n’ai pas l’habitude d’explorer l’incertitude, d’avoir le cul entre deux chaises, je n’ai pas l’habitude de voir mon intime échapper à mes classifications, je n’ai pas l’habitude de briser les fenêtres de la maison que je construis. 

            J’ai grandi en aimant les garçons et en pensant aux filles comme si je ne les aimais pas. J’ai grandi sans que les filles ne me traversent l’esprit, j’ai grandi sans elles et sans les histoires où elles auraient pu m’entraîner. J’ai grandi sans questionner, j’ai grandi sans jamais, jamais avoir entendu parler du B. 

            Qu’est-ce que ça saute au visage, qu’est-ce que c’est évident, maintenant. Tu regardes derrière, des moments minus et des grands chagrins, les instants suspendus d’incompréhension. Et tout te prend au coeur, moi les filles me tirent des larmes, soudaines, vives. Ben coulez, roulez sur mes joues, larmes, noyez les filtres qu’on a apposé sur mes respirations dans la vie d’avant. Envoyez votre tsunami salé sur ce que j’ai loupé. 

            « L rit encore en acquiesçant, elle rit jaune, un rire qui l’étouffe. Oh si tu savais ! Je connais ça, les charbons qui câlinent. Les violentes étreintes, les projets qui s’éparpillent sur les murs des maisons, les nuits sans dormir, à fixer le plafond en réfléchissant son odeur, la courbe de ses mains, je sais aussi. Je sais tout ça, mais tu ne le sauras jamais. C’est mon secret à moi, et si je te le disais,  tu ne m’aimerais plus pareil. J’aime, je crois, plus fort que tu n’as l’air de le pouvoir, avec tes barrières dans la tête, tes portes fermées et ton petit horizon. J’aime, dans les draps tirés de la nuit, dans les pots cassés et les fleurs qui poussent au milieu du chaos. C’est mon refuge aux portes du monde. Mon puits du bonheur, le potager des rires et des éclats. L’air brille meilleur, et c’est elle qui dessine l’ombre des nuages sur le sol. C’est elle. Le féminin comme tu le détestes, le féminin qui te rend impuissant, qui te laisse te débrouiller avec tes casseroles, qui parle fort et qui rote aussi de temps en temps, mais parce que c’est drôle, le féminin qui déborde la chair, qui prend toute la place, qui te ferait marionnette, qui grandirait les lignes de ton cerveau, t’assoirait sur un tabouret pour te raconter des choses que tu n’as pas envie d’entendre. Elle est comme ça, et toi, tu ne l’aimerais pas du tout. Tu lui mettrais des zéros, tu détesterais ses cheveux qui pétaradent, ses cris multicolores, les oiseaux qu’elle lance dans le monde et qui chient sur tes dessins. Tes blagues seront drôles à l’infini, et moi, je la bouclerai. Promis. »

            Ce sont eux qui rendent les mots croquants, difficiles, explosifs. Dans leurs bouches et dans leurs têtes, je n’existe pas. Je suis l’illégitime, le parasite et sûrement la menteuse. Eux qui m’effacent d’un coup de gomme, eux que vous croirez peut-être, que vous regarderez mettre du tissu dans ma bouche, que mes mots se taisent et ne touchent jamais à la binarité du monde. Leurs logiciels nous ont annulé.e.s, pour des cases lisses et propres. Tant pis. Ils penseront que je suis simplement en train d’éclater des cases de plus. Que je fais une crise d’ado, que je fais une crise de jeunesse, une crise de Charlotte, une crise de n’importe quoi, à partir d’air et de brasse. Et ça fait mal. 

            Je me rebelle mais ce n’est pas une rébellion. Ces cases-là, je n’ai pas la force de les faire exploser. D’ailleurs, je l’offre, la case où me ranger. J’aime déconstruire, enlever les os de mon squelette un par un pour me constituer un nouveau moi. Mais ça, je ne pourrais même pas. Il me faudrait atteindre le plus profond de mes tripes, et je ne sais pas y toucher, à ça. Ce que ma propension à me rebeller m’a apporté, c’est simplement l’écoute de ce que ces tripes me hurlaient depuis longtemps sans que j’en comprenne un mot. C’est un peu de courage pour ouvrir enfin la boîte de pandore au fond de moi. Mais pour le reste, tout était déjà tapi dans mon âme. Je suis le B et comme tous les autres B de la terre, j’ai été traversée, mise en pièce, rongée par l’illégitimité. En parler ? mais pourquoi ? elle a rien de particulier, ton histoire. Il y en a qui souffrent, il y en a qu’on frappe et qu’on brise. Toi personne ne t’a abîmée et tout le monde s’en fiche. Tu n’as pas besoin de les dire, les mots qu’on n’entendra pas. Mais avec le grand internet, en repoussant les frontières, j’ai découvert que j’étais multipliée. J’ai découvert mes sentiments et mes émotions étalés sur la toile, dispersés dans les témoignages. J’ai eu un peu plus de courage pour parler. Expliquer. 

            « Mais pourquoi ? Pour provoquer ? »

            Sans raisons. Juste parce que j’ai le droit de ne pas taire ça. 

            Mais ça c’était avant d’oublier. Avant d’oublier que mon identité, on l’a déjà construite, bien établie, bien repassée, bien rangée. J’ai été et je suis, amoureuse d’hommes. Et ça, ça raye mon droit de parole. Ça me barre de la liste. Ça déboulonne la moitié de ce que je suis, au nom de l’autre moitié qui existe aussi. Naître fille et ressentir de l’attirance pour les garçons, ça ne veut pas dire être hétéro. Mais, plaquée sur moi, il y a eu la seule et unique option de la binarité lisse et propre. Aux personnes LGBT+ qui n’ont pas envie d’entendre parler d’une femme amoureuse d’hommes, aux personnes hétéros qui ne veulent voir qu’un seul ciel, aux actes homophobes que j’ai dû affronter en tant qu’alliée quand ils m’ont touchée en tant que victime. Aux discussions sans fin, insomnies et rêves étranges. À l’exploration du passé que je découvre sous un nouvel œil, et aux crises de nerfs, parce qu’il arrive un moment où les mondes sont tellement séparés qu’on sait plus vraiment qui on est au fond.  Au futur où je suis bien moi. 

            Aux autres enfants qui grandiront avec des œillères et qui se réveilleront un jour, seuls devant les contradictions d’un rêve qui a tout remué. 

Happy pride month. Belle, forte, puissante, fierté. 

Photo de Anna Shvets sur Pexels.com

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