SEPT MINUTES

« Amis, dans l’ombre entendez-vous
Gronder la mer aux noirs remous?
Elle monte et les couvrira.
 »

Louise Michel

            Un viol a lieu toutes les sept minutes en France

Il y a des fois où je me calme, où je m’enfonce dans un canapé confortable et douillet, où je ferme les yeux, apaisée. Mais toujours, toujours quelque chose me tire de ma torpeur et me secoue. La scène d’un film, les paroles d’un garçon de la promo, les regards d’un homme dans le métro, la colère dans un salaire, la boule au ventre dans les rues. Alors je me souviens, je me souviens. Le combat n’est pas fini, le combat n’est jamais fini, les vents vont à rebours de nous, partout, tout le temps, nous devons lutter, lutter sans cesse, lutter sans fin. 

            Ils nous disent que c’est fini, ils nous disent de la fermer, ils nous disent quoi penser et parfois on les croit, on se dit qu’il suffit d’être en démocratie pour baisser les bras. Oui parce que vous comprenez, y’en a que ça dérange, les gens qui combattent. Toujours, à tout moment de l’Histoire, on nous a demandé de nous contenter de nos sorts. De nous taire, pour que les autres, ceux qui sont en sécurité depuis la nuit des temps, puisse écouter la douce musique de la vie tranquilles, sans le brouhaha de nos colères. Les femmes peuvent voter ici, on arrête tout, on plie bagage. Les combats insidieux, ceux de la langue, de la mentalité, ceux de la culture et du quotidien, ceux-là sont invisibles et pèsent sur nous de leur poids. Ils restent à mener, ils restent à lutter puisque dans leur bulle subsiste la violence originelle, celle qui a ployé le dos des femmes du monde entier et qui reviendra comme un boomerang dès que nos poings seront baissés. Celle qui permet et absout les violeurs. 

            Alors je ne vous autorise pas à nous dire que c’est fini. 

            Ils disent qu’on est utopistes, eux qui voient tout rose, à nous qui ressentons très noir. Ils disent beaucoup, eux qui ne vivent rien. Ceux pour qui ce ne sont que des débats de plus, des concours d’éloquence et des discours opportuns. 

            Moi je vous crois toutes. 

Photo de Flavia Jacquier sur Pexels.com

            Le souvenir est dans chaque détail. Le souvenir qui sent la merde, un souvenir dans sa plus crue dégénérescence, l’humain qui dégoûte l’humanité. Le souvenir est dans les livres, sur les perrons des maisons, dans la peur qui se souvient quand l’esprit s’y refuse. 

            Elle est seule, assurément elle-même, encore pour quelques mètres, pour quelques minutes. Sept minutes.  

            Sept minutes. On attaque son enveloppe, son corps, sa vie. On la touche et on la voit, sans lui demander, sans la regarder. Elle est femme. Son corps sous assaut se confond avec celui des femmes avant elle, se fond dans les siècles masculins. Les siècles de crimes impunis, de bassesse tolérée. Elle sait. Que rien ne sera jamais plus pareil. On la déchiquète, on la dissèque, on l’ouvre et la referme, comme si elle n’était pas là. Elle se regarde de là-haut, dans des nuages rouges, son âme là-haut regarde son corps en bas. Elle n’a pas pu le sauver. 

            Il est resté là-bas, avec eux, avec les mains qui colonisent, les bouches qui accaparent. Les hommes colonisent les femmes et accaparent les terres. Les hommes colonisent les corps et démunissent les mères. Les hommes. Les hommes qui vont et qui viennent, qui rient et qui chantent. Les hommes qui passent sans s’arrêter. Les hommes qui laissent les femmes faire et qui font aux femmes. Les hommes. 

            Elle se sent coupable. Depuis l’enfance, elle est coupable. Ne sors pas seule le soir, ne t’habille pas comme ça, ne bois pas trop. Qui a dit aux hommes qui ouvrent et qui referment les femmes de rester chez eux, de ne pas violer, d’aller crever ? 

            Rien ne sera jamais plus pareil. Vous l’avez pulvérisée. Vous avez pulvérisé l’humanité. Il reste du sang chaud, des pleurs et toute la force que j’emploierai à vous nuire, à nuire à votre saint royaume. Il reste avec nous un bout d’autre chose. Un bout de force revenu du néant. 

            Souvent, nous regardons de là-haut, éclaboussées par vos crimes dégueulasses, vos bouillies de privilèges, votre insupportable toute-puissance. Elle a regardé de là-haut, elle a regardé d’en face et sur le côté, elle s’est tout pris dans la gueule. Elle a des clous dans les pieds. Elle a des cadenas sur la bouche. On l’a laissée là, parce qu’on avait pris ce que l’on voulait. « on ». Elle ne les retrouverait jamais. « on » perdu dans l’océan de la société du viol, dans le monde qui se tient aux côtés des prédateurs. Ceux qu’on applaudit, ceux qu’on remercie, ceux qu’on nomme pour les hautes fonctions et les belles dorures. Ceux qu’on honore par des statues, ceux qu’on défend dans des articles. Ceux qui ne craignent rien ni personne, ceux qui se plaignent des féministes. Ceux que l’on sépare de l’œuvre, des cadeaux qu’on leur offre, des micros qu’on leur tend, de l’argent qu’ils empochent. Ceux qui peuvent respirer plus fort que les autres, ceux qui écrasent nos paroles comme des mégots de cigarette. Ceux qui mangent nos vies, et qu’on laisse s’échapper. Ceux qui évitent la justice dans de beaux costumes, ceux que l’on croit parce que leurs mots sont mieux formés. Ceux qui nous traitent de menteuses, de mal baisées, d’hystériques, d’extrémistes, de rabat-joie, de pas d’humour, de diffamation, d’attirer l’attention, de faire le buzz, de gâcher les soirées, de l’avoir bien cherché, de crier trop haut, de vivre trop fort. Ceux qui vous entourent et qui soutiennent les femmes, ceux qui vous entourent et qui sont féministes, ceux qui vous entourent et que vous aimez, ceux-là qu’on ne soupçonne jamais et qui mettent la main aux fesses, les yeux sous la jupe, les regards sous la gorge. Les puissants, les puissants qui prennent la parole, les puissants qui prennent la rue, les puissants qui prennent les femmes. 

            Je connais tant de femmes survivantes et vous connaissez si peu d’hommes agresseurs. Ils savent bien y faire. Ils grandissent avec les blagues qui nous rapetissent mais qu’on trouve drôles, les désirs irrépressibles qui nous dégomment et qu’ils trouvent légitimes, les besoins insoutenables qui nous culpabilisent et qu’ils imposent. Ils apprennent le droit de nous posséder quand ils nous demandent de mettre un soutien-gorge parce qu’ils ont vu un téton, quand ils nous demandent d’enlever le rouge sur nos lèvres, quand ils attendent encore de nous, dans les moments les plus intimes, que leur plaisir passe avant le nôtre. Ils connaissent les rouages d’un système qui les entendra et qui jettera l’opprobre sur nous. 

            Mais nous, on les voit. On te voit. 

            Nous, on commence à parler. 

Photo de Lum3n sur Pexels.com

            Vous vous défendez, vous avez peur. Vous avez raison. « La peur doit changer de camp ». Connaissez-la, apprenez-la, déchiffrez-la, cette peur que l’on vit sans cesse, au travail, dans le bus, en voyage, dans le couple, dans les salles de classes et dans les toilettes des boîtes. Ressentez-la. 

            Je suis en colère pour elle. Je suis en colère pour elle car vous voyez, cette fois, c’est mon amie. Sa force digne face à vos doigts crochus, à vos actes étriqués, à vos faces qui s’imposent. Mon amie que je n’ai pas pu aider, mon amie que j’aime si fort que la colère me transperce comme un couteau. Ses mots sont perdus dans la toile d’araignée du patriarcat. Je veux lui dédier les miens. 

            Il y a un viol toutes les sept minutes en France. Je suis en révolution. Toutes les sept minutes. Cette fois, c’est mon amie, ma sœur. Demain, c’est elle, c’est moi, c’est maman, c’est madame, demain c’est nous toutes. Je ne veux pas être à demain. Car la petite aiguille de l’horloge avance. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept. 

            Les femmes sont en colère. Nos colères se donnent la main. Elles vous crient ce que vos mots ne veulent pas décrire et ceux que vos matrices ne veulent pas comprendre. Elles débordent de nous, explosent et dégoulinent comme la lave. Nous sommes prêtes à nous embraser. Comme le bûcher des sorcières. Nous ferons couler vos passe-droits dans les caniveaux, nous ferons s’évaporer les souvenirs qui terrorisent les femmes, nous combattrons encore ceux que nous dérangeons dans leur impunité. 

            Vous les violeurs, vous les taiseux qui n’avez rien dit, vous qui avez traîné dans la boue mes amies, mes mères, mes sorcières. Votre ère est abolie, vos trônes sont renversés, renversés par la colère. La colère de vos serpents sur mon amie, vos serpents sur mes sœurs. 

Mes sœurs. 

            Après celui-là, il y aura encore d’autres textes pour vous dire, vous laisser parler et prendre toute la place, pour les déranger, les épingler et demander justice. Ce n’est que le premier. Ils finiront quand les décomptes s’arrêteront, quand le tic-tac des sept minutes aura été aboli. Ils finiront quand nos colères auront éclaté loin et réussi fort. 

            Ils finiront quand nous l’aurons décidé. 

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« 12% des femmes ont été violées au moins une fois dans leur vie. Cela représente 4 millions de personnes de France. C’est le résultat glaçant d’une enquête Ifop pour la fondation Jean-Jaurès sur les violences sexuelles faites aux femmes dévoilée vendredi matin par France Info. L’enquête révèle un autre chiffre marquant : 43% des femmes déclarent avoir déjà subi des caresses ou des attouchements sexuels sans leur consentement, en d’autres mots, une agression sexuelle. 

Si la parole s’est libérée sur les violences sexuelles, la route est encore longue : 62% des femmes ayant déclaré avoir été violée n’en ont pas parlé à un proche et seulement 15% sont allées porter plainte. »

Source : https://www.liberation.fr/france/2018/02/23/plus-d-une-femme-sur-dix-a-deja-ete-violee-au-cours-de-sa-vie_1631894

« Selon une enquête publiée en 2016 par l’Institut national d’études démographiques (INED) et intitulée ‘Violences et rapports de genre’ (Virage) :

Une femme de moins de 35 ans sur vingt est victime d’agression sexuelle chaque année.

 1/3 des viols se déroulent dans le cercle familial, tandis que plus de la moitié des agressions prennent place dans l’espace public.

A la grande banalité de ces violences sexuelles répond un grand silence. Ainsi, 10 % seulement des femmes victimes de viol portent plainte, et seuls 3 % des viols débouchent sur un procès en cour d’assises. On observe aussi un grand écart entre les plaintes enregistrées pour viol (11 510 en 2013) et les condamnations prononcées par la justice, 1 196 la même année. Comme le souligne l’article ‘le viol est le crime le plus répandu en France, mais reste également le plus impuni’ ». 

Source : https://www.lesinrocks.com/2017/10/news/les-chiffres-effarants-dagressions-sexuelles-et-de-viols-en-france/

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