C’est le 14 juillet, et j’ai envie de faire exploser des pétards. J’ai envie de lâcher une bombe sur la fidélité et ses carcans. J’ai envie de faire péter les préjugés sur l’amour libre. J’ai envie de tout mitrailler, pour les poly, les queers, les salopes, les infidèles, celles et ceux qui ont dévié. Parce que je crois sincèrement que le couple tel qu’on l’entend aujourd’hui est le principe le plus merdique qui existe. Parole d’amoureuse.
« Ce qu’elles appellent leur constance et leur fidélité, je l’appelle, moi, léthargie de l’habitude ou manque d’imagination. (…) La passion de la possession s’y retrouve. Mais je ne veux pas t’interrompre, continue ton récit. (…) Quand on est amoureux, on commence par se tromper soi-même et l’on finit par tromper l’autre. C’est ce que l’on appelle une relation romanesque. »
Oscar Wilde, Le Portrait de Dorian Gray.
Quand mon petit frère est né, on m’a souvent répété : « mais tu sais l’amour, ça se multiplie ça ne se divise pas ». Quand j’ai compris que ma mère avait le cœur gros comme une maison et que personne n’allait m’abandonner, j’ai décidé que j’étais plutôt d’accord avec ça. Apparemment, ceux qui ont inventé la monogamie, le mariage, le couple, les étiquettes et tous ces trucs-là, eux, l’étaient un petit peu moins.
Il y en a que l’époque fait tomber de leurs chaises par la modernité de ses pratiques et l’évolution des mœurs. Moi, notre époque, je la trouve bien sage et terriblement hypocrite. Tant d’années que nos désirs font désordre, et pourtant la fidélité est encore une vertu.

Quand je suis tombée amoureuse pour la première fois, comme tout le monde, je crois que j’ai confondu aimer et posséder, être et avoir. Des verbes qu’on apprend quasi ensemble, côte à côte dans les bouquins de conjugaison, dans les têtes et au creux des lèvres. On nous dit d’attendre l’âme sœur et de faire beaucoup d’argent. On nous dit que le bonheur se trouve dans la possession de l’une et dans l’amour de l’autre. La différence entre être et avoir est floue comme la buée sur la fenêtre d’un train.
J’ai été sur les bancs de ces écoles, j’ai grandi dans cet univers, j’ai marché avec les dessins animés où l’histoire finit bien quand les deux bouts sont rabibochés, les mariages et les divorces qui rythment les paysages, la complémentarité des parents qu’on veut indispensable. Alors forcément, un jour ça m’est tombé dessus : cet être là, je le voulais pour moi, pour moi seule, en entier. Je voulais contrôler ses pensées, orienter son chemin, clôturer son espace. Je voulais le voler aux yeux du monde, le dérober à la croûte terrestre. Je voulais le faire rentrer dans une bulle de savon, l’enfermer dans une cage à oiseaux, le circonscrire dans mon amour. Mon amour que je trouvais suffisant, bienveillant, ouvert d’esprit, décomplexé et moderne. On se disait qu’on était l’un.e à l’autre, et tout le monde trouvait ça merveilleux, joli comme les vagues dans le soleil couchant.
On m’a dit d’être « fidèle ». Ça faisait partie des règles du jeu. Bien vite, j’ai appris que pour tous ces gens, fidèle ne veut pas dire loyale, dévouée, amoureuse. Non non. Fidèle, ça veut dire fidèle dans la chair, ah bah oui, bien sûr, encore. Le sexe. Le danger. Pire de tous.
Fidèle ça veut dire, mon corps t’appartient. Pour le cerveau, les rigolades, les confidences, la tendresse et les souvenirs, on s’en fiche, on peut partager, mais le reste faut surveiller. Scruter, être attentif, tout verrouiller. Fermez les portes, jetez les clés. On n’est jamais assez prudents. Quand l’amour s’est enfui, au moins gardons la chair et les corps enchaînés. Il faut être envieu.x.se, c’est important. Se laisser manger par cette jalousie crasse et invasive, qui pollue tous les moments de joie et fait entrer dans la ronde la paranoïa. C’est sain, c’est pur, c’est ça l’amour. Bien sûr. Contrôle mon corps et mon désir, ligote-moi. Si l’envie est là on n’en parlera pas, l’important c’est d’être bien certain.e qu’elle ne deviendra jamais réalité. Chut, je suis pas prêt.e à t’écouter me raconter tes rêves, je préfère tout taire et laisser la bombe éclater dans un moment de colère. Je préfère dire que c’est malheureux par ego plutôt que de voir ton bonheur par amour.
Alors on est tou.te.s possédé.e.s. On possède l’autre, dans sa vie, dans son corps, dans sa libido, dans son rapport aux autres. C’est ça, de nos jours, être fidèle. C’est beau, paraît-il. On m’a dit, si iel ne l’est pas, c’est que l’amour est mort, poignardé, enfui, déguerpi. On m’a dit ça, et moi, bah je l’ai cru. J’ai étouffé dans vos cases. J’ai essayé, en silence, comme tout le monde. Et un jour j’ai eu envie de tester ma jeunesse, de rire haut, d’expérimenter tout de suite et maintenant. D’être tordue, contorsionnée dans les boîtes, à côté de la plaque. J’ai eu envie de frauder. Parce que la plaque sentait mauvais, l’orage qui gronde, les non-dits, l’ennui absolu et l’erreur silencieuse.

Parce que j’admets ces envies là, on me dit que je ne sais pas aimer, que je n’aime pas assez fort, qu’assurément je n’ai pas trouvé le/la bon.ne. On me dit que j’ai dévié. Nulle, incapable, zéro pointé. On me dit que je finirai seule, et moi aussi, j’avoue, je me le suis dit. C’était la petite voix dans ma tête. Celle des grands manitous qui inventent les règles d’un amour qui n’en suis aucune. Celle qui nous ramène toujours, finalement, à la même chose : perpétuer l’espèce, se reproduire, et faire bien attention, ce faisant, à ne pas mixer les héritages. Appartenir une seule fois, sinon on va tout faire brûler, les lignées et les dynasties. Un.e partenaire, bon c’est d’accord puisque c’est nécessaire, mais pour le reste, réfrénez. Ralentissez, mettez des panneaux stop tout en rouge, des freins d’avion, des lignes Maginot et des murailles de Chine. Soyez fidèles. Mais fidèles à lui, à elle, ou bien fidèle aux règles de gens qui prétendent tout savoir de comment bat mon cœur et de comment fonctionnent mes désirs ?
Je me suis sentie embarrassée, dans ce carcan de règles et de pression sociale. Encombrée par ces gens qui t’observent pour regarder si tu ne fais pas un faux pas, et aller tout rapporter. Pour le bien de ton couple. Pour que tout aille bien. Pour le mieux. C’est la route du bonheur qu’on dévale à toute allure, paraît-il, mais avec les habits de la police à enfiler. Et la police des mœurs est tellement forte qu’elle te rentre sous les paupières, elle te dicte tes angoisses et tes victoires. Toi aussi, tu commences à y croire. Toi aussi, tu commences à mettre l’oreiller sur la tête de l’autre, pour qu’il ne puisse plus respirer. En apnée, tu aimes.
Et puis il y a beaucoup d’interdit et l’interdit attire, attise, flamme. L’interdit te rend la situation insupportable, commence à cristalliser les frustrations, les regrets de débuts avortés et de fins trop rapides. La rancœur, la routine, l’habitude s’installent, en balance avec la tendresse des souvenirs que l’on partage et du lit où l’on se rejoint. Mais c’est insupportable de penser que mon bonheur hors de sa portée lui est inadmissible, c’est inadmissible d’admettre que son bonheur loin de mes attaches m’est insupportable.
Doucement, sagement, la lente asphyxie a commencé. Les chiffres sur les papiers pensent pareil que moi : en France, un mariage sur trois finit en divorce. J’ai entendu des gens qui disent que l’amour est mort. Moi je pense que c’est un préjugé qui vient de mourir, et que l’amour a connu de plus dures batailles. Moi je pense que les statistiques nous étouffent et que l’amour existe ailleurs, différemment.
Je sentais qu’un truc clochait, que personne n’allait bien dans cette histoire. Alors j’ai décidé de faire dérailler le train. Je me suis dit que j’allais tout faire péter, les cases, les couples, l’amour. Qu’après la bombe, j’aurais plus de maison. Que j’aurais plus rien même, que je serais nue dans la vie.
Mais non. Tout va bien, dans l’autre dimension. Aucun bonhomme vert n’est apparu, et les nuages sont identiques. Ma liberté, ma soif de vivre, elles, ont triplé de volume. Ça pétarade, ça explose, ça bouge et ça vit. Éclairé d’une lumière nouvelle, d’une liberté respectueuse, d’un commun accord qui fait vibrer et tomber amoureuse encore plus fort. Éclairé par une fidélité loyale différemment et respectueuse du bonheur de chacun.e, qui n’a rien à voir avec la possession. L’autre n’est pas un objet à conserver, c’est un.e partenaire à accompagner pour un bout de temps sur les toboggans de la vie. Il n’y a plus qu’une seule règle : le consentement. Dans ce terreau fleurisse des aventures magnifiques, des explorations aux contrées du monde, des soleils de toutes les couleurs.

Moi aussi, j’ai eu du mal à les laisser s’échapper, les êtres que j’aime et que j’ai aimés, à les laisser s’envoler découvrir d’autres moments, des moments suspendus qui leur appartiennent et dont je ne ferai pas partie. Mais après tout, c’est ça, aussi, faire confiance. C’est ça, aussi, aimer. Aimer véritable et pur, aimer juste pour être heureu.x.se du bonheur de l’autre, des autres. Savoir que leur liberté n’entache pas notre cocon. Savoir dédiaboliser le sexe plutôt que le FN. Savoir que laisser faire la vie, ça n’ira pas détricoter les liens tissés très forts. Ou peut-être bien que si, mais alors la corde n’était pas si solide et peut-être que c’est pour le mieux. Contrairement à ce qu’on dit, se laisser explorer un bonheur nouveau, ça fait baisser la pression, ça désamorce les tensions, ça enterre les disputes. Elles éclatent quand même, oui, toujours, et sont tranchantes comme des lames de rasoir. Car des quiproquos et des trucs qui foirent, y’en a encore, même de l’autre côté de la barrière, dans la forêt interdite. Mais c’en est des vraies, des disputes. Des qui font mal et qui font réfléchir au fond du puits. Qui font trembler la terre, avec des questions réelles et des problèmes palpables. Pas des pichenettes pour se dire discrètement qu’on en a marre d’être en prison.
On ne joue pas à Raiponce avec nos enfants, avec nos amis, avec nos parents. Mais ce serait une bonne idée pour n’importe qui d’autre, pour celles et ceux que l’on aime profondément ? Moi j’en ai trop vu pour y croire, de couples qui croient se protéger en restant vierges de la vie qui tourne autour et qui doit pas les tâcher, et puis qui se bouffent le cœur et l’âme, qui se détestent à trop s’être aimés, qui se sont usés à force de se regarder.
Alors ça ne m’intéresse plus de posséder quelqu’un. C’est difficile. Parce qu’il y a des schémas cloués sur les murs de nos cervelles. Ils jouent sur nos peurs, nous prennent par surprise, nous disent qu’on est seul.e, abandonné.e, mal aimé.e. Nous mettent en concurrence avec les autres filles, avec les autres garçons. Nous taisent le fait qu’on peut être heureux dans un nombre impair, dans des triangles bizarres, dans un respect qui fait juste autrement. L’autre est mieux, toujours, et moi à côté je suis un dessin crayonné en noir et blanc. L’autre prendra ma place et mon bonheur. L’amour qui se multiplie a disparu, évaporé dans l’air puritain. Brisures, éclats de verres et éclats de voix. Pour voler à l’autre un bonheur parce qu’il met en péril notre confiance en nous. Celle qui s’est construite sur l’avoir, en oubliant d’être.
Mais je te jure, quand tu aimes de tout ton cœur, peu à peu, la violence des cases s’estompe, et il reste le bonheur. Nos cœurs sont vastes, il y a toute la place. L’amour libre, ça fait terriblement peur, et aussi beaucoup de bien. Ça fait du bien, de plus avoir de tiroirs où ranger les rencontres, les gens qui sont de passage et puis ceux qui restent, ceux qu’on aime très fort et ceux avec qui on s’est bien amusés. Ils te traversent l’âme sans sens de circulation ou bande d’arrêt d’urgence. Juste en promenade. Personne n’est mort et encore moins l’amour.
Que vive la liberté des corps, des âmes, des gens qui aiment, qui voient arriver l’été et les questions, la tentation, le diable. Vive ce diable s’il peut jeter sur la vie de la peinture qui rend les choses plus éclatantes. Vive vous, polyamoureu.x.ses, libertin.e.s, infidèles, salopes, queers, vive vous qui rendez la vie vraie, authentique, spontanée. Vive vous qui faites bouger les lignes d’un horizon uniforme et plat, pour lui donner des contours qui sourient.