MISÈRE DU MONDE

Écrire sur la folie du monde, moi j’y arrive mieux en écrivant sur notre lien au monde animal. Pas pour décrire les jolies histoires, mais pour raconter la nature brute et cruelle, qu’en tant qu’écolo, j’idéalise pas du tout. Non, je ne protège pas la Terre parce que « c’est joli, les animaux sont nos amis ». Ça m’agace. Qu’on les prenne pour des mini humains, qu’on les aime uniquement parce qu’ils peuvent nous le rendre. Qu’on soit emphatique quand c’est exotique, mignon, obéissant. Qu’ils soient nos « amis » seulement quand nous sommes leurs maîtres. Qu’on écoute leurs histoires quand elles sont agréables. C’est tellement symptomatique de notre rapport au vivant, disproportionné, absurde, anthropocentrique. Alors quand j’écris sur eux, ça finit souvent mal. 

 Ces textes (dont fait aussi partie « À la vie, à la porc »), datent de l’an dernier, pendant un atelier d’écriture à Sciences Po autour de l’animalité. Celui-ci parle d’un petit être que l’on connaît tou.te.s bien, comme une métaphore de l’état du monde, de l’état des humain.e.s, de la destruction, du béton, de la mort.

            Fuyant avec nonchalance les tourbillons de chaleur qui s’échappaient du sol, il avançait vers l’abri végétal qui devait lui servir de refuge. Là, blotti entre les herbes hautes, éprouvant la mollesse de la terre encore gorgée d’humidité, bercé par la valse légère et minutieuse des fourmis qui s’activaient à quelques centimètres sous lui, il rétracta son corps pour se fondre harmonieusement dans l’humus automnal. 

            Il fut sorti de sa douce obscurité par les vibrations de velours que provoquaient les pattes d’un chat sur le sol. Devinant par les jeux de lumières sur les feuillages qui l’abritaient que le soleil perdait du terrain, il se décida finalement à entamer sa journée.

            Alors qu’il naviguait dans les broussailles, il se sentit d’humeur aventureuse et dériva lentement du sentier connu. Délaissant les familières laitues et les hautes herbes maternelles, il contractait ce muscle unique et fabuleux qui le propulsait plus efficacement chaque minute vers l’étendue noire qui miroitait dans ses yeux imparfaits. 

            Sous le tendre regard des nuages et du reste du monde, il s’approchait de l’objectif, assuré. Ses cornes inférieures caressèrent enfin le sol devenu béton, s’efforçant de déchiffrer des signaux familiers. Il était arrivé sur une terre qui n’en était pas une, solide et incassable, et dont les rares fractures ne laissaient s’échapper qu’un souffle étouffant, relent de pétrole et d’humanité. Les pauvres cornes s’activaient sur cette croûte artificielle que rien ne pénétrait, et qui se refusait à tout échange. Le bulbe olfactif de l’animal, excité et tiraillé dans tous les sens, s’acharnait face au vide, face à la pauvreté de ce sol après l’herbe, face au bitume se substituant à la vie. 

            Alors qu’il s’était immobilisé, vulnérable bestiole sur le vaste sol, l’ombre sur son dos envahit le reste de son univers. Il sut qu’il n’était plus tout seul. 

Photo de sohail na sur Pexels.com

            Les deux enfants, dont les cris abominables ne cessaient qu’à la tombée du jour et reprenaient toujours au matin, s’accroupirent sur le béton humide, indifférent à leurs genoux qui s’écorchaient contre le sol inhospitalier. Au milieu des immeubles que côtoyaient le ciel, parmi les voitures dont les simples roues leur arrivaient à la taille, il y avait là un petit être dégoûtant qui exerçait sur eux une fascination sans égale. Leur bruit se fit murmure, leurs gestes ralentirent pour se caler sur le rythme lent de l’animal. Leurs yeux rapides étudiaient les courbes visqueuses de son corps, imaginant à toute allure le nombre de jeux que la bête pourrait inspirer. 

            L’escargot, placide, allongea les cornes qui soutenait les yeux inutiles, brassa l’air quelques secondes, reprit sa course lente, dessinant sur son passage un alphabet inconnu de mucus. L’un des deux enfants, courageux, remonta une manche déchirée, orienta son bras gringalet, mais laissa son geste suspendu, hésitant. L’autre affichait une moue dégoûtée. Le premier reprit son intention, et sous l’œil attentif de l’autre, dirigea ses doigts poisseux vers la coquille de l’escargot. Il la toucha d’une main rapide et mal assurée, suspectant quelque maléfice de flotter autour de cet être intrigant. 

            Au contact étranger, l’escargot, serein dans la panique, remballa ses cornes, imbriqua ses yeux, et fit disparaître son visage de la face du monde. L’enfant, vexé, prit la coquille entre ses doigts, la tira du béton duquel elle s’arracha difficilement, résistant par un effet de ventouse provocateur. Les deux petits se tendaient l’objet soudain inanimé à tour de rôle, collant leurs orbites contre le petit trou, croyant apercevoir le mollusque, y mettant leurs doigts potelés pour l’attraper, secouant, frappant, manipulant. Rien n’y fit : l’escargot, qui tenait dans la paume de leurs mains, les mettait en échec, comme les autres escargots avaient triomphé des enfants de la terre depuis des siècles. 

            Les deux petits hommes, pourtant, ne lâchaient pas leur affaire. Dans leur agacement on lisait ainsi l’agacement de tous les hommes face à la vie qui leur résiste et ne ploie pas, face à ces êtres minuscules qui les dépassent même après des siècles de bataille. La bataille contre la nature se perdait ici, dans cette coquille impénétrable calée entre les sillons de la main d’un enfant, debout sur le béton. 

Photo de invisiblepower sur Pexels.com

            Il fut décidé que l’on ramènerait l’escargot à la maison. On transporta la coquille jusque dans un salon élégant, on demanda l’aide de la mère pour trouver une boîte à chaussure, on réquisitionna le grand frère pour ramasser de la terre au pied des arbres plantés au bord du boulevard, on arracha à pleines mains de l’herbe et des fleurs, on tassa le tout et l’escargot fut placé victorieusement dans la végétation décimée.  

            Le temps long et implacable ne découragea pas les deux enfants, qui se postèrent aux côtés de la caisse aménagée, concentrés sur le déploiement langoureux du mollusque, qu’après des heures, la curiosité commençait à tarauder. Bientôt, toutes les cornes furent sorties, étirées, et prêtes à l’exploration. Les enfants, bien avisés, avaient compris leur leçon et n’approchèrent plus l’animal. Celui-ci s’était mis à avancer difficilement sur le sol sec, devinant avec ses cornes les contours d’un univers de désolation. Bien qu’on continua à remplir la boîte en carton, elle restait inlassablement vide. Là où les humains, satisfaits de leur travail, regardaient les jolies couleurs des fleurs et de l’herbe mêlées, l’escargot cherchait en vain l’écho de la terre qui digère les feuilles, des fourmis bâtissant leurs galeries sous les fleurs, du soleil et de la pluie craquelant la boue puis la pétrissant dans un son familier, de la plante qui grandit et dont les bourgeons font exploser la vie dans un froissement verdoyant. Au milieu des tableaux chatoyants et des bibelots ostentatoires du salon, un escargot découvrait la misère du monde et la misère des hommes. Il rentra sa tête. 

            Décontenancés, les deux enfants s’accordèrent sur le fait que la pauvre bête devait réclamer de la pluie. Enthousiasmés par leur idée grandiose, ils coururent chercher une grande bassine d’eau. Revenus devant la stoïque coquille, ils versèrent sur elle le poids du liquide translucide. 

            L’escargot entendait résonner le choc des milliers de gouttes contre sa carcasse, et le son infernal rebondissait dans son ultime refuge comme des plaintes suraigües. Ses antennes vibraient, et l’animal, abruti par les trombes d’eau, rua dans sa coquille contre les parois et, perdant l’équilibre, renversa son corps sur le côté. 

Photo de monicore sur Pexels.com

            Terriblement déçus par cette bête répugnante dont ils attendaient tant, les enfants soulevèrent soudain l’escargot inerte et se précipitèrent dans le jardin. Là, rattrapés par la férocité de l’espèce humaine, ils placèrent la coquille beige à leurs pieds, et, dans un même élan rageur, basculèrent tout leur poids sur l’escargot. La coquille se disloqua sous leurs chaussures, et, écrasé entre les semelles et le béton, l’escargot laissa rouler ses yeux vers l’intérieur de lui-même. 

            Quelque part dans le monde alors que résonnait le bruit satisfaisant d’un corps d’escargot qui explose, les bulldozers qui bétonnaient son univers répondaient en écho, laissant les arbres alentour seuls spectateurs de la disparition du monde. 

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