Parmi mes nombreux combats, il y en a un dont je parle peu souvent, dont mes propres ami.e.s n’ont parfois jamais entendu le nom, que mes proches connaissent en filigranes. Pendant longtemps, c’est un combat contre moi-même, contre une partie de mon cerveau qui a décidé de jouer aux échecs contre l’autre. Mais je crois qu’aujourd’hui, le combat a mué. On s’est apprivoisé.e.s tous les deux, on s’est regardé.e.s dans le blanc des yeux, et on a décidé d’emménager ensemble. D’arrêter les affrontements stériles et les peurs imbéciles. Le combat contre moi a mué, il a pris le nom d’une maladie, et toutes les deux on a résolu d’aller combattre le monde des gens qui parlent fort. Bienvenue en eaux troubles.
Je souffre de ce qu’on appelle le trouble panique, ‘un trouble psychologique caractérisé par des attaques de panique récurrentes et sévères’. Oui, j’ai sorti le dico de médecine. Et les mots qui vont suivre seront chiants, compliqués, imprononçables. J’utiliserai les mots aux suffixes à rallonge, parce qu’il le faut pour qu’on nous regarde avec attention, pour qu’on nous écoute avec bienveillance, pour qu’on daigne nous accorder une once de crédit. Alors ce que j’ai, c’est un trouble panique caractérisé par des crises de dyspnée, tétanie musculaire, et spasmophilie. Voilà, c’est bon, vous pouvez continuer à lire, je raconte pas n’importe nawak. Les mots me justifient. Me donne un droit de souffrance.
Assieds-toi, je te raconte.
J’ai onze ans. Je fais des cauchemars. La nuit moi, je dors pas, je crie. Et puis je continue de crier même les yeux grands ouverts, même quand on me secoue pour me réveiller, même quand je vois bien les contours de ma chambre droit devant moi, et que je sais très bien que non, ça va, j’ai pas transplané en enfer. Mes nuits sont devenues des cauchemars.
Le docteur a dit « elle doit être traumatisée par Fukushima ». C’est tout ce qu’il a dit.
J’ai quatorze ans, des trucs bizarres se passent dans mon corps de temps à autres, qui me coupent la respiration et les jambes, qui me donnent le tournis et qui respirent fort. Mais bon, je fais des chichis.
J’ai quinze ans, et ce matin je suis incapable d’aller au collège. Je rentre chez moi, comme une pomme, parce que sur le chemin, je pouvais pas avancer plus loin. Si si, je te jure. Y’a un mur de verre qui sépare le pas d’avant et le pas d’après. Y’a des tonnes de métal accrochées à mes pieds devenus lourds comme le monde. Y’a un homme invisible qui compresse mes poumons, qui m’étouffe, qui m’étrangle. Je rentre chez moi, et je tente d’expliquer à ma mère que ce matin je n’ai pas réussi à aller en cours.
« J’me sens pas bien »
Mais pourquoi ? T’as mal où ? Qu’est-ce que t’as ?
Je sais pas Maman, y’a un mec sous ma cage thoracique, il appuie méga fort dans mes côtes et il me fait mal, ce con.
Les mots sont cachés sous mes dents, ça cogne dans ma tête, ça se bagarre pour sortir un argument valable. Putain, vous êtes où les gars ? Le temps passe et rien ne vient, je suis bonne pour inventer quelque chose, et devenir, pour de vrai, une malade imaginaire.

Je suis retournée au collège. Les crises se sont multipliées, comme le pain. Elles sont venues polluer mon univers, le teinter de gris, et donner mille ans d’âge aux plaisirs de l’adolescence. Je réfléchis comme un papi. Je prévois tout, j’ai peur de tout, je suis en colère contre tout. J’ai peur de mourir, peur de crever, peur que ce soit mon cœur qui lâche, un caillot dans mon cerveau, l’apoplexie, des mots compliqués. Rien n’est simple d’ailleurs.
Les crises m’ont empoisonnée. C’est incolore et sans odeurs. Surtout, surtout : elles m’ont laissée seule, terriblement, affreusement seule face à ce qui se passe dans ma tête et qui n’a ni forme ni nom. Ça n’existe pas. Je suis faible, je suis incapable, je suis une menteuse, une hypocondriaque, une tarée, une fragile, une chochotte, une grosse merde. Je suis tout ça, en plus du voile gris et des couleurs jaunâtres de la vie. Je suis tout ça, et c’est lourd à porter.
On me donne des pilules, des « anxiolytiques » ça s’appelle, mais bon je retiens pas vraiment ce nom-là. Donnez moi vos cachets, vos somnifères, vos trucs et vos bidules, pourvu que je garde le contrôle. Je suis chez moi dans cette carcasse, non ? et puis y’a les autres. C’est qu’il faudrait pas que ça commence à se voir. Je me chie dessus avant de sortir. J’ai peur de piquer une crise. J’ai peur qu’une crise me pique. Plus j’y pense, plus elles viennent. Elles rôdent, et quand je les appelle, paf elles descendent en pique et cambriolent ma confiance en moi.
On m’emmène chez une psy. Je le garde bien pour moi. À seize ans, aller chez la psy, c’est grave naze. J’ai peur qu’on me colle d’autres étiquettes. Celles-là, par exemple, faisaient partie de la pioche : « grosse malade mentale » « sale folle » « elle a des problèmes ». De toute façon, la psy, ça marche pas. Je sais pas quoi lui raconter, moi. Je sais pas quoi lui dire. Je suis heureuse en ce moment, j’ai même un amoureux, et en plus c’est du sérieux. Me regardez pas comme ça, j’ai pas de grands malheurs à étaler sur le divan moi, je suis même pas traumatisée par Fukushima. Et puis je vous vois, quand vous regardez l’heure parce que le suivant attend dans la salle d’attente que j’aie fini de vider mon sac à rien.
À dix-sept ans, je suis Christophe Colomb. J’ai fait une grande découverte : ce que j’ai, des gens vivent avec. Je l’ai vu sur Youtube. Il existe des techniques. Des trucs et astuces. Des modes d’emploi.
On m’emmène chez la psychomotricienne. J’apprends à respirer, à verrouiller, à contrôler. Je m’entraîne au combat. On fait des mises en situation, du dessin, de la sophrologie. La psychomote, je l’aime bien. Elle est cool. Nos rendez-vous rythment ma vie, et pourtant, autour de moi personne n’en sait rien. Je prépare mon armée pour la guerre, seule dans le désert. Elle me dit que je ne dois pas avoir honte, moi j’ai pas honte madame, seulement je sais pas comment on explique ça.
« tu vois des fois d’un coup, je me mets à courir. A pleurer. A étouffer. Je suffoque devant toi lentement, à cause d’un bruit de fourchette ou d’un magasin où il y a beaucoup de monde.
Ah ouais, tu stresses quoi.
Ouais. »
Non, je stresse pas. Je meurs. A chaque crise, je m’en vais au paradis et je reviens. L’aller-retour en 20 minutes. A chaque crise, je crève je te dis.

J’ai dix-huit ans. Ma vie est réglée comme du papier à musique, je veux tout agripper, le spontané repose au cimetière d’à côté. Je l’ai tué, parce que moi je suis une control freak, c’est comme ça qu’on nous appelle. J’ai besoin de savoir précisément combien de temps dure une pièce de théâtre ou d’avoir constamment une bouteille d’eau sur moi, sinon j’ai soif. J’ai besoin de sortir du métro pour reprendre mon souffle, j’ai besoin d’être à côté de la fenêtre en examen. J’ai besoin de boire beaucoup en soirée, diluer la peur, j’ai besoin d’être seule le reste du temps. J’ai besoin d’éviter les endroits « à risque », et le risque, en résumé, c’est ma vie sociale.
J’ai vingt ans. J’ai lu un nombre incalculable de livres et d’articles sur le trouble panique, j’ai fait un nombre inimaginable de tests de diagnostic pour être sûre d’être saine d’esprit, j’ai essayé à peu près toutes les techniques du monde pour reprendre le pouvoir dans mon royaume. J’ai perdu des ami.e.s qui n’ont rien compris et à qui je n’ai rien expliqué.
J’ai vingt-et-un ans. J’ai passé mon bac et mon permis, j’ai appris à remettre l’électricité après une coupure et même à parler suédois. J’ai réussi un concours et on m’a dit que j’ai une tête solide. J’en crois rien, ma tête tombe tous les trois jours, je suis Louis XVI. Je fais des malaises à l’école et en vacances, je pars en camion de pompier, pinpon et tout. Chez le cardiologue, on me dit que je fais des extrasystoles, en gros mon cœur pète un câble de temps à autres, c’est pas grave mais on me donne du « cardiocalme ». Pour me calmer. Faut pas que je m’énerve. Je le prends pas. Tant pis, je peux me battre à mains nues. Je les connais, les crises. Elles sont un genre nouveau de meilleur ennemi. J’ai vingt-et-un ans et je sais ce que j’ai : ça s’appelle le trouble panique, et c’est une maladie mentale. Elle est collante, et me surprend partout et tout le temps : au soleil sur la plage, quand je fais l’amour comme quand je parle en public. Y’a pas de règles dans son pays, et moi je suis dans la merde. C’est tout ce que je peux vous dire.
Je suis dans la merde, parce que les maladies mentales, on s’en tape le coquillard.
À toi, qui m’as dit un jour « fais un effort », « tu viens jamais aux soirées t’es chiante », « t’es un peu renfermée », « je pensais pas que t’étais aussi timide », « tu fais une montagne pour rien du tout », « t’inquiètes faut juste apprendre à respirer », « fais du yoga », « c’est pas normale de rester seule », « doit participer davantage ». J’aurais aimé qu’avant, tu entres dans mon corps. Que tu voies le tableau de bord. Les options limitées et les efforts infinis qui constituent ma vie. J’aurais aimé que tu constates le nombre de soirées auxquelles j’ai refusé d’aller parce que j’avais peur de faire une crise et de tout péter. J’aurais aimé que tu devines la culpabilité des journées passées enfermée parce que dehors y’a danger. J’aurais aimé que tu vois la souffrance infligée par les extraverti.e.s qui pensent que la terre appartient à celleux qui crient fort. J’aurais aimé que tu comprennes que ton normal n’est pas le mien. Que quand tu arrêtes de me parler parce que j’ai fixé un verre tout un repas sans dire un mot, c’est toi qui capitules et moi qui culpabilise. J’aurais aimé que la marche du monde me permette de te raconter la vérité, plutôt que de mentir dans un sourire gêné. J’aurais aimé ne pas avoir à inventer des excuses fabriquées à la va-vite. J’aurais aimé que tu penses à comme le monde vous est accueillant, alors qu’il nous écorche à chaque instant.
J’ai 21 ans, un petit calmant est toujours dans mon sac à main. Car régulièrement, je meurs. T’inquiètes pas, après, je revis. Mais ça serait vraiment plus simple si tu me tendais la main.
Alors j’ai nagé en eaux troubles pendant longtemps. Mais maintenant les fous et les folles se lèvent, et vont troubler les jugements. Le combat contre moi-même se transforme en combat contre l’écrasement sans pitié des maladies mentales, qu’on balaie d’un revers de main parce que ‘c’est dans la tête’. Ça fait mal, ça rend tout petit et vulnérable, minus et dommageable.
Alors mon ami.e, s’il-te-plaît, fais gaffe à ton revers de main.
