LIGNE DOUZE

Après un an d’absence qui m’a paru interminable, je suis de retour dans la ville de mon cœur. Les illustres poètes et poétesses, les immenses écrivains et écrivaines l’ont courtisée avec des mots d’amour plus jolis que les miens, je suis en retard de quelques siècles ; mais Paris, ode à toi. Ode aux espoirs infinis que tu as mis dans mon cœur, aux plaisirs indécents dont tu as fait tourner ma tête, aux colères puissantes qui dorment dans ton sein. La France te déteste alors que je t’aime, je suis vraie Parisienne. 

Pour beaucoup d’entre vous, vous avez contribué à mon ivresse de Paris, car Paris vous abrite et que moi je vous aime passionnément. 

            Octobre 2019, je suis partie depuis trois mois de toi. Tu me manques plus que les autres, tes souvenirs me turlupinent, me décousent les coutures solides. J’ai décidé de rentrer te voir, toi et les enfants, les quais de Seine, les terrasses de café et l’incroyable rue Mouffetard. Dans mon journal, à la date du 17 octobre, j’ai écrit ça : 

            « Après trois mois de milliers d’expériences, j’étais là de nouveau, comme si rien ne s’était passé, comme si je n’avais pas quitté ses quais, ses avenues droites et ses rues tordues, ces terrasses de vin rouge et ces toits de vie grise. Je marchais place de la Concorde, et c’était comme si la Suède avait été effacée par la violence du moment présent, son insistance. Je me faisais happer par Paris, encore. Cette ville existait dans une dimension que je ne pourrais jamais capturer, en dehors du temps, de mon temps. Elle continuait à battre sans moi, et la contempler de ce point de vue était étrange. Un seul jour à Paris, moral en vrac. » 

Un peu plus tard, depuis la Suède : « Paris me manque toujours affreusement. Je pense à rentrer, peu importe ce que je ferais. Ça me déchire le cœur. Je m’en fous des autres, je veux la maison. Je veux la rue Soufflot et la punaise Montparnasse. »

            C’était peut-être un rêve de banlieusarde, Paris. 

Photo de Ali Mu00fcftu00fcou011fullaru0131 sur Pexels.com

            Quand j’étais enfant, le week end et le mercredi, ma grand-mère m’emmenait à Paris. Ça voulait dire, on roule sur des pavés et la voiture fait un boucan infernal, contraste avec le calme insolent des grands monuments. Ça voulait dire, on se les caille devant les vitrines enguirlandées, pendant que les riches font leurs achats de Noël. Ça voulait dire heureusement y’a des marrons chauds, et des cafés hors de prix pour nous réchauffer. Nous réchauffer les mains, les doigts, et nous réchauffer l’âme, nous donner envie de vibrer comme les cordes d’une guitare, de danser comme les ronds d’un ricochet sur la surface de l’eau. Je suis montée en haut de Notre Dame et descendue au fond des catacombes. Paris pour l’enfant que je fus, c’était le monde des merveilles, la cité d’or, l’inespérée beauté après la laideur routinière. 

            Paris de mes 15 ans, la soupape de décompression, l’air pollué qui dépollue mes habitudes, le miroitement d’un avenir radieux et d’une ambition qui ne se dégonfle pas. Paris c’est l’opposé, et l’opposé m’attire, c’est loin du RER A, arsenal du démon, loin de mon lycée au goût de poison, et d’un quotidien qui tourne en rond. Paris, c’est la promesse du crépuscule, la promesse qu’au bout du chemin y’a des lumières, que la vie existe aussi légère d’élégance et lourde d’histoire. 

            J’ai demandé à ce qu’on fête mon anniversaire à Paris. Parce que mon obsession a grandi aussi vite que moi, et que je veux me marier chaque année avec ses lumières. Je parie pour la vie avec Paris, je veux me fondre dans ses siècles, son brouillard, ses tours et ses gargouilles. Alors si j’ai un an de plus, je veux le vieillir là-bas. 

            J’ai voulu Paris, j’ai désiré Paris, j’ai rêvé Paris. Et Paris est arrivé. Feu d’artifice, apothéose de mon corps déployé dans la géographie, j’ai trouvé mon ancre ! et puis j’ai trouvé mon encre, aussi. 

            Paris c’était la ligne d’horizon mise à la verticale, les pierres qui hurlent et les poissons qui volent : Paris a mis tout sens dessus dessous, Paris a saccagé ma sage cage d’oisillon, m’a passée à la machine à laver pour gens heureux. 

            Pour ma première nuit, j’ai un peu pleuré, j’avais peur. Le lendemain je me suis réveillée comme si le soleil sortait tout droit de la tour Eiffel. Mes cheveux étaient d’or et je toussais de la puissance. Paris m’a offert l’invincibilité. J’ai marché des kilomètres. 

            J’ai marché au milieu des gens de gris, des gens qui tracent, des gens qui piétinent et se faufilent dans les portes du métro avant la fermeture, même si ça clignote, même si ça bip, provocation souterraine. Les portes de la ligne 12 se sont refermées. Saint Lazare, Madeleine, Concorde, Assemblée Nationale, Solférino, Rue du Bac. Nous y voilà. 

            Les jours incroyables ont commencé à s’égrener incroyablement. 

Charlotte Giorgi (c)

Jour 1. Les rires des bistrots sont carabinés, on me tire dessus avec de la joie, ça pleut et ça ricoche le bonheur sur tous les toits d’ardoise. J’ai aimé les cheminées qui picotent les fesses des nuages, les rides du béton qui rayonnent comme des diamants quand il pleut, les lampadaires de la Concorde coincés au siècle dernier, les passages piétons arc-en-ciel, les expositions fascinantes où il ne faut rien comprendre, les bouquinistes qui n’existent que dans cette dimension, l’accent pointu, le charme infini des peupliers qui bordent le gros fleuve qui lacère la ville, couleuvre de bateaux-mouche. Paris ressemble à ce qu’on raconte, Paris ressemble à mes cours de français, à la poésie et au théâtre : pour les littéraires c’est un cadeau, une bulle charmante, une immense pépite où l’imagination prend ses aises et une suite 5 étoiles. 

Jour 107. La frénésie, l’ivresse, la folie totale et sans conditions. Paris m’a appris mon amour pour le vin rouge, car le vin rouge va à ravir avec le reste de Paris. Paris m’a appris mon amour tout court, car Paris va à ravir avec le lyrique romanesque dans lequel on tente d’envelopper le charnel qui brûle les mains sous la table, qui enflamme les discussions des cafés, qui étreint à Châtelet, croisée de toutes les destinées. J’ai envie de plaisir. Montre-moi tes cabarets et tes caves, tes plumes et tes artistes. Je veux faire partie de votre famille, je veux rire à n’en plus pouvoir, je veux ce qui est promis à l’éternité maintenant tout de suite, si jamais ça finit ce soir. Paris tu m’inspires, tu me montes à la tête, tu me montes sur le corps. 

Jour 564. Dégringolade, chute, abîme, trou et puit. À Paris, les pauvres sont fous et les fous sont pauvres. On a faim dans le luxe, et moi j’ai honte car je baisse les yeux devant la misère. Ou bien je lève le menton pour regarder les grosses pubs, celles qui cassent la planète et les gens, qui me distraient cinq secondes du gars qui crève dans l’escalator du métro. 

            À Paris on klaxonne et on se rentre dedans, on discute en criant et on soupire en dansant. La ville nous va vite, nous allons avec elle, immense masse d’immenses gens. 

            À Paris tout se passe, égoïstement. Les nouvelles tournent en cercle dans l’intramuros, les caméras sont braquées vers les palais, ceux des riches qui font et défont le monde en pièces jaunes, ceux des autres qui vont chez le dentiste se faire arracher les dents de la vie. Paris est un paradis artificiel, une couverture bien chaude pour ne pas regarder le froid glacial de la société qui va mal. On regarde qu’ici, on voit qu’ici, on parle d’ici. A l’extérieur, on sait pas ce qu’il se passe parce qu’à coup sûr c’est terrible. 

            À Paris on étouffe en silence, on fume des clopes parce que les voitures sublimes nous fileront le cancer un jour ou l’autre. 

            On se marche les uns sur les autres. Toi tu vends un rein pour habiter là-haut sous les étoiles, tu te prends la pisse de la lune dans la tronche quand tu dors mais tu dis rien, bouffe tes pâtes. Pendant ce temps-là les riches du monde mettent des grands draps blancs sur les meubles vides quand ils s’en vont, ils achètent les bouts d’immeubles où tu ne vivras pas et s’en vont à Los Angeles ou Dubaï ou d’autres villes où le gris a perdu la partie. 

            Les cafés sont dégueulasses et font éclater les tirelires, mais il fait trop froid pour discutailler en plein milieu des passants-parapluie : l’argent se répand dans les caniveaux et disparaît dans la sottise. 

            A Paris l’amour a fondu comme neige à la pluie, d’ailleurs. J’étais sur le Rosa Bonheur, sous le pont Alexandre III, y’a cinq minutes ! le ciel me faisait des clins d’œil, j’avais ri jusqu’à m’en étouffer parce que c’était absurde d’avoir la vie aussi belle, ça n’avait aucun sens qu’au fond de mes tripes ça brille autant. Mais un jour a passé et le temps terrible a tout balayé, les échos des jeux d’hier forment un vaisseau fantôme qui flotte le long du quai désert : ce matin Paris est aride et sec. Plus rien ne subsiste de toi, même ton nom est resté suspendu dans l’air, évaporé avec le reste. Quand on marche seul.e sur les Champs Élysées, en longeant la décadence de l’être humain, Paris est plein d’une insondable tristesse. L’épave d’un nouveau monde dissipé par la gueule de bois, le réveil maussade après la drogue pompeuse d’une vieille capitale. 

À Paris il pleut il pleut il pleut 

Il pleut 

Pleut et pleut encore

Bordel 

Charlotte Giorgi (c)

Jour 789. Jour de grève à Paris, jour de manif à Paris, jour de liesse à Paris. Paris se ramasse aujourd’hui, rassemble ses bras et ses jambes, se lève, et sa voix a les couleurs de l’espérance. Aujourd’hui j’ai regardé la misère. Elle est là, elle marche avec nous. On ne l’oubliera plus. Iels ne l’ont jamais oubliée pendant que je n’y pensais plus. 

Des gens ont ramassé les paradoxes et les contradictions à la pelle, on a fouillé les poubelles pour sortir la laideur des soucis et l’odeur de vomi, les inviter à la fête. Les rues sont pleines à craquer, la foule veut pousser les immeubles sur le périf, bousculer la société sur le paillasson de Paris. À Paris je porte la planète sur mon petit doigt. À Paris, demain s’installe, s’allonge, s’étale sur les bancs du jardin du Luxembourg. L’impossible donne à manger aux pigeons. Sur le parvis de l’hôtel de ville, y’a des milliers de personnes qui espèrent. 

            Rappelle-toi, mon soleil se lève et se couche dans le ventre de la Ville Lumière.

            Paris je t’aime comme une grande folle, tu m’as dit dans l’oreille que l’amour revient demain, qu’on dit « pain au chocolat », qu’on va botter le cul à ce qui va mal. 

Paris tenus, moi je te crois.  

Charlotte Giorgi (c)

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