Je vais causer animalement de cause animale. Parce que ça me court-circuite que tu t’en fiches à ce point, et qu’on passe à côté de l’impunité de l’être humain sans sourciller. L’indifférence me donne de l’urticaire. J’aime pas, ça gratte.
« C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal », H. Arendt
Leur vie, condamnés à marcher dans nos pas : cela aussi devra prendre fin ou le mot libération est une absurdité.
J’ai ouvert le dictionnaire. Omnivore. « se dit des animaux qui se nourrissent indifféremment d’aliments très divers (herbes et chair, insectes et fruits, débris animaux et végétaux, etc.) ».
J’ai ouvert le dictionnaire.
On n’a rien compris.
Tous les jours la vie perd la partie.
C’est pas la mort qui gagne, c’est l’indifférence.
J’ai relu mes notes d’il y a des années. Quand j’ai pris connaissance. Quand j’ai fait la découverte. Quand, pour la première fois, j’ai posé la question.
Des poules qui vivent sans voir la lumière du jour parce qu’elles ne sont là que pour produire. Des cochons qui sont tellement engraissés qu’ils ne peuvent même plus marcher. Des poussins mâles que l’on broie vivants puisqu’ils ne peuvent pas produire d’oeufs. Des truies qui accouchent dans un enclos si petit que les barrières leur scient la peau et les empêchent de se tourner sur elles-mêmes. Des chevaux de courses qui ne courent plus assez vite et que l’on égorge vivant. Des vaches épuisées par les grossesses dont les pis sont sanguinolents tant on les trait. Les porcelets des élevages que l’on castre sans une anesthésie qui serait coûteuse. Des animaux qui ne vivent même pas un quart de leur espérance de vie, et dans de telles conditions qu’en réalité, c’est pas plus mal.
Des exceptions qui n’en sont pas. Des labels qui ne protègent pas. Des mensonges qu’on ne relève pas.
J’ai mis pause sur le pilote automatique. J’ai relevé la tête des informations qui me tombaient dessus comme des fleurs urticantes. J’ai fixé le mur tout blanc, et je me suis demandé pourquoi l’espoir continue d’habiter ici, quand chez ses voisins de palier c’est le massacre chaque jour qui passe. Pas simplement le massacre des êtres, le massacre des âmes, le massacre de la liberté, un massacre industriel.

La nature comporte des prédateurs et comporte des proies. Il en va de l’équilibre précaire du vivant. Il en va du cycle de la vie, qui comporte aussi sa part de mort.
L’être humain était un jour un prédateur. Un rouage du vivant. Il partait à la chasse. Là, son destin rencontrait celui d’un autre être libre, qui avait vécu de son côté, et chassé de son côté. C’était une époque où la nature seule décidait. Qui devait vivre, qui devait mourir. De la proie, la survie du prédateur dépendait.
L’humain du 21èmesiècle occidental n’est plus un prédateur de la nature, il est le maître auto-proclamé du vivant. Il ne chasse plus de proies, il élève pour abattre. La société de suffisance n’existe plus. Nous vivons dans la société de consommation, la société de l’excès, la société du profit, du confort, du petit plaisir aveugle.
L’exploitation animale n’est plus un acte de nature, de prédateur triomphant de la proie. C’est l’acte choisi de l’humain qui n’en dépend plus mais persiste, de l’humain qui ne survit plus mais s’engraisse. La mort de l’animal n’est pas le seul problème. La vie de l’animal est le produit de l’humain. Et ça ça veut dire que d’humain y’a plus rien d’humain.
J’ai ouvert la bouche deux-trois fois, mais les pilotes automatiques autour de moi ont décidé que j’allais contre l’humanisme. Qu’avec mes arguments foireux, j’allais dynamiter l’essence de l’espèce humaine. On bouffe de la viande nous, on domine les continents, quand on passe tout trépasse, quelque chose dans le genre. J’ai fermé ma bouche. Ils me l’ont clouée. J’avais plus d’arguments, bouche bée face à l’immense tas de merde devant moi. Devant nous.
Pourtant, je croyais avoir compris que le respect du monde vivant est bien ce qui devrait nous animer alors que tout s’effondre sous les logiques d’exploitation.
Lutter contre les traitements que les animaux subissent, c’est participer au combat global contre l’impunité de l’être humain. C’est dire que dans le nouveau monde, les pilotes automatiques ont débranchés. Qu’on a passé l’aspirateur parce que la poussière des siècles recouvrait les lendemains.

Comment peut-on croire que les animaux ne deviennent autre chose que des machines à procréer, des jouets captifs, des bouts de viande en devenir, quand l’humanité toute entière demandera à juste titre à vivre comme les occidentaux ?
J’ai demandé. On m’a convaincue que les petits éleveurs sauveront le monde, et que tuer peut être fait « dans le respect ». J’avoue que j’ai eu du mal. Du coup, j’ai tenté la tactique écologiste. Celle sur laquelle on m’attend. Celle qui fait moins tâche. J’ai descendu d’un barreau l’échelle des bisounours.
14,5% des émissions de gaz à effet de serre dues à l’élevage, 63% de la déforestation en Amazonie. Ils ont un peu pâli, quand je leur ai dit que mes steaks de soja étaient inoffensifs et que leur bétail nourri aux OGM faisait de la corruption. J’ai continué avec les ressources en eau, les impacts sur la santé, le rôle des lobbies. Mais apparemment, c’était pas assez intéressant. On a sorti le foie gras, et on a parlé d’autre chose. Tant pis, c’est Noël.
J’ai rebranché le pilote automatique.
Mais ça a court-circuité. J’ai posé ma fourchette. Le robot marchait plus. Zut.

Qui sommes-nous donc, pour nous permettre de décider pour la nature, pour les générations futures, de ce qui est précieux ou non, ce qui est libre ou non, ce qui est digne de vivre ou non ? Pour qui nous prenons-nous, alors que tout vacille sous nos pas ?
Fais le robot. Avance. Pose pas de questions. Laisse crever les sans-voix, les sans corps. Laisse les numéros y passer un à un. Non, cette logique ne te rappelle rien. Avale. Avale la bouffe et la mascarade.
On m’a posé avec pédanterie des questions auxquelles j’ai presque ri.
Alors oui, si je dois choisir entre tuer une fourmi ou ma mère, je choisirais sûrement de tuer la fourmi parce que j’aime beaucoup ma maman, et si un enfant n’a que la chasse pour se nourrir, je l’autoriserai sans doute à ne pas crever de faim, oui si je dois hiérarchiser les luttes qui me portent celle-ci occupera peut-être une place plus lointaine parce que les robots n’en ont rien à battre. Mais quand vous aurez fini avec vos questions absurdes, vous découvrirez sans doute qu’un monde nouveau nous attend, dans lequel les combats se renforcent sans s’écrabouiller, et s’éclairent de sens sans liste de priorités.
On m’a dit encore qu’il existe tant de problèmes humains à résoudre avant de s’intéresser à l’altérité. J’ai pas réussi à répondre à ça. J’aurais aimé que les combats écolo me pré-mâchent des réponses toutes faites, mais finalement c’est complexe de résumer tout ça. J’ai essayé de décrire.
Un monde où l’on se mettrait enfin d’accord sur le fait que ce n’est pas avec un enchaînement de résolutions pragmatiques que nous dessinerons la justice et la paix, mais avec une pensée systémique d’opposition à la violence, d’opposition à la sélection de celleux qui doivent vivre ou mourir, d’opposition à la guerre perpétuelle, machinale, dévastatrice. D’opposition à l’absurdité qui a fait si mal à mon monde dans les temps d’avant. Les étoiles s’en souviennent, le pilote automatique, c’est poubelle.
Qui peut nous faire croire qu’il faudrait fixer des bornes au respect, à la paix, à la liberté ? J’en veux sans fin et pour tout le monde. Car ces mots-là sont réduits par des limites, diminués, écrasés jusqu’à ne plus rien vouloir dire. Des mots si beaux sont ou ne sont pas, existent pour tou.te.s ou n’existent pas, fondent le nouveau monde ou achèvent de détruire l’ancien.
Il nous faut des courts-circuits.