FAUSSES NOTES

Comme une envie de parler culture, celle qui m’a enivrée, qui a mis de la drogue dans mon verre avant de m’assommer sans prévenir, à coups d’élitisme, de capitalisme et de désillusions. Et ça fait une grosse massue, tout ça. J’ai toujours voulu être une artiste. Iels ont voté contre.

            La rentrée des classes, c’est le petit point au début d’une frise chronologique. C’est une rupture sèche, une petite révolution dans l’année morne, la ligne claire et palpable entre passé et présent. Septembre de chaque année, j’ai l’impression de flairer le début de quelque chose de grand, d’avoir les mains des génies bâtisseurs pour construire des œuvres colossales, changer le monde, développer des talents infinis. Une république est née au mois de septembre, mes idées, mes mots, tout ce que je suis et qui dépasse ce que le capitalisme veut faire de moi, en septembre aussi, exaltent. 

            Alors c’est en septembre que j’ai décidé de jouer au théâtre, de bouger à la danse, de peinturer au dessin, de lire dans le secret après qu’on se soit moqué, d’écrire en phonétique avant d’avoir appris. Avant de savoir qu’il était possible de rater, de chuter lourdement, de s’écorcher de manière superficielle, de dégringoler l’échelle des artistes jusqu’à n’être plus qu’un petit rien du tout, j’ai voulu essayer. Je n’attendais rien de la « culture », pas de réussite, pas de résultats, ni performance, ni apparat. Tout sortait de moi comme un feu éclatant, des paroles incandescentes, des millions de choses à dire. C’était l’époque où tout bouillonnait, dans nos corps qui se déployaient, dans le monde qui les tournoyait. J’absorbais le tissu sociétal comme une éponge, et quand les placards de ma pensée étaient prêts à déborder, il fallait tout sortir, il fallait que tout sorte ; je trouvais ça beau. Hors des cases, hors des codes, non pas pour les éviter, mais parce qu’ils m’évitaient encore à cette époque-là. 

Photo de RF._.studio sur Pexels.com

            Mais peu à peu, les injonctions m’ont rattrapée. Septembre m’a laissé tomber avec mes illusions bourgeonnantes, mes promesses permanentes. 

Rentabiliser le temps 

Parcelliser les tâches 

Aller exploiter les zones d’efficacité 

Devenir pragmatique 

Devenir cartésien 

Devenir stratège 

Même dans l’art, même au milieu des couleurs, du chaud du froid, de l’indicible, de l’intouchable subjectivité. 

Un jour on m’a dit « c’est très beau, mais ce mouvement il n’existe pas, tu dois le remplacer par un autre ». Un autre mouvement, qui rentre dans les schémas, qu’on puisse évaluer, étudier, modeler. Celui de quelqu’un d’autre qui voulait dire autre chose. J’ai pleuré ce jour-là, et j’ai claqué la porte. Parce que c’était tellement absurde qu’on me dise que ce que je venais d’exprimer « n’existe pas ». 

Un jour on m’a dit « c’est pas un métier ».

Un jour on m’a dit que « bon faut bien l’avouer, tu n’as pas le corps d’une danseuse ».  parce que j’ai un bassin rigide, des doigts de pieds tout droits et des formes. Oui, on disait « des formes », comme si c’était innommable. Les danseuses ont toutes le même corps, pas forcément parce qu’elles y travaillent, mais parce qu’on trie sur le volet au rayon des arrivages. 

Un jour on m’a dit que je ne gagnerai pas assez d’argent pour vivre. Que mon père en avait fait les frais pour toutes les générations à venir, et que la lignée maudite devait s’arrêter. 

Un jour, on m’a conseillé d’être sage et de retourner dans le rang, parce que la folie saugrenue, ça n’entre pas dans le parterre VIP de l’art au temps du capitalisme.

Un jour on m’a dit que j’avais pas une tête de, que j’étais pas assez ci, que mon profil collait pas aux pages des petites annonces. Mon agent a voulu me ratatiner aux bottes de celleux qui décident de ce qui existe ou pas, et là j’ai compris que j’avais rien compris.

Un jour j’ai appris que des gens ont décrété qu’il existe des écoles pour apprendre à faire les gestes et à dire les mots qui rentrent dans les cases, et que tout le monde n’a pas le droit d’y entrer. Garder l’entre-soi des gardiens de la culture. Des gardiens du singulier, où les autres n’ont pas le droit d’entrer, parce qu’ils n’y connaissent rien, parce qu’ils ne comprennent pas. 

Un jour on m’a dit que bourrer les crânes ça sert pour après, et vider sa tête on le fera demain. Ou jamais. 

Un jour j’ai appris que si tu ne sais pas chanter tu ne chantes pas, que si tu ne sais pas dessiner tu ne dessines pas, que si tu ne sais pas sculpter, tu ne sculptes pas. 

Un jour, j’ai appris que la bonne conscience de celleux qui se sont plié.e.s aux règles du jeu, c’est d’aller « apporter la culture là où iels ne l’ont pas ». 

            Un jour le capitalisme, les calculs économiques et la compétition inutile ont pénétré la membrane poreuse de ma vie artistique. Un jour, quand on a arrêté d’accepter les amusements d’une enfant pour considérer la jeune femme, c’est-à-dire ce bout d’humain entièrement voué à la construction de sa vie future, son plan de carrière, son réseau, son avenir ; ce jour-là, on a décidé qu’on pouvait m’accabler de normes là où j’avais pris l’habitude de m’en détacher. On ne m’a pas accompagnée, on a voulu m’apprendre, on n’a pas écouté ce que j’avais à dire, on a sélectionné mes mots. Lentement, j’ai compris que je n’avais plus rien à faire ici. L’artiste en moi a été rognée par les diktats d’une intelligentsia aberrante. Rien de tout ça n’avait plus rien de thérapeutique, de vibrant, de spontané, de quelque chose qui veuille résumer profondément mon moi. Ils ont tout défiguré. J’ai abandonné beaucoup de rêves en gestation et de fourmillements de projets. 

Photo de cottonbro sur Pexels.com

            L’imagination comme liberté la plus totale, le lien avec les autres et le lien avec la vie, l’observation assidue des choses et des âmes, pour mieux penser et pour mieux panser. L’art, l’expression, nos corps dans l’espace. Un baluchon dont le moderne a un besoin implacable et sans appel. 

            Des mots qui m’échappent dans un texte qui parle de dire d’écrire et de dessiner, c’est peut-être que tout se bouscule trop là-haut, que l’importance des choses a brouillé mes signaux, ou peut-être juste qu’il est un peu tard pour m’attaquer aux sujets colossaux qui importent. Qu’importe, je préciserai, je repasserai sur les traits, referai les boucles des lettres, les points sur les i et les sommets des mots. ce que j’ai voulu dire est là, en essence.

Tout cela je refuse de les laisser me le prendre, en plus de tout le reste. C’est encore ce que les prix n’ont pu chiffrer, ce que les normé.e.s n’ont pu étouffer, la pulsation d’un cœur gorgé de sens, dans un monde qui n’en a plus grand-chose à faire. Qui leur a permis de décider ce qui est culture ou ce qui est échec, qui leur a permis de me confisquer mon corps et mes talents parce que d’autres respectent mieux le mètre (maître ?) à mesurer, qui leur a permis de bafouer mes espoirs en les badigeonnant de capitalisme crasse ?  Dansez les faux pas, chantez les fausses notes, brillez par vos propres règles et faites des erreurs les plus beaux exutoires. Là où ils viendront kidnapper encore un peu de rentabilités, de productivités et de concurrences, ils trouveront, pointés sur eux, des fusils à œuvres. 

Artistes que vous êtes, ne laissez personne vous définir, vous circonscrire, vous interdire parce que vous « n’existez pas ». Vous êtes la résistance disparate qui se terre et qui jaillira. Il nous faut chanter faux. 

Photo de Christian Diokno sur Pexels.com

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