À propos d’écoles, celles qu’on dit grandes mais qui ratatinent les champs d’horizon et les manières de penser. À propos des années passées à travailler aux lendemains qui n’arrivent pas. À propos des otages de la vie qui attendent, convictions chevillées au corps, d’avoir assez de force pour tout envoyer balader.
Cette année, j’ai décidé de donner une seconde chance, de démissionner des doigts d’honneur, et d’accepter de me rasseoir -une fois n’est pas coutume- sur les bancs de l’école. L’école où j’ai toujours tourné en rond, piégée, enfermée, condamnée à attendre le savoir le bec ouvert, qu’on me l’incruste dans la cervelle comme on bourre le foie des oies à Noël. L’école comme l’attente interminable du monde hostile qu’on me prépare à affronter depuis tant d’années, en observant les catastrophes derrière les vitres teintées. Autant de temps perdu à ne pas penser en dehors de la bulle, à s’épuiser avant l’heure en compétition et en notes au sens impalpable, à se vider de l’énergie qu’on aurait pu donner à l’essentiel. À briser les confiances et à remplumer les charognards. À gaver sans nourrir, à réfléchir sans penser.
On nous prépare au futur version technocrate, à regarder la carotte droit devant qui s’éloigne toujours plus, si bien qu’à l’horizon ont déjà disparu et la retraite et la vie, le temps de la rêverie, le temps de l’ennui. Mirage pris à l’infini, infinie prise d’otage.
« Mais tu sais, ça fonctionnera comme ça dans le monde du travail ! »
Ah. Bon. Alors d’accord.
J’ai eu des profs incroyables, mais aussi, régulièrement, d’immenses trous du cul, face auxquels tu ne peux rien, on ne torche pas les fesses de la société. On m’a dit « écrase-toi, c’est pas grave, c’est comme ça ». Les enfants d’aujourd’hui se taisent, les adultes de demain complaisent.
J’ai eu des notes incroyables, mais aussi, constamment, le doute qui ronge et qui fait s’écailler la belle surface de vernis. Un murmure, tu connais beaucoup mais tu sais peu, tu cultures énormément mais au fond, tout ça, c’est rempli de vide, proportionnellement. De la façade, du mensonge, des balivernes, des billevesées, du play back et des doublures. Ça sent la friture : ça brille mais c’est qu’une grande tâche d’huile. Et demain, les artères sont bouchées.

Il paraît qu’on veut toujours plus de diplômes à brandir comme des trophées, de grandes signatures sur les CV, de réseautages (mais pas de pistons), de grandes écoles (mais pas d’élites), de savoir-faire (mais pas de savoir vivre). Il a fallu regarder la vérité dans le blanc des yeux, la main sur le revolver, comme dans les westerns. J’ai traîné des pieds, et j’ai battu des mains, j’ai dit non en sachant que ce serait oui : oui parce qu’il faut manger, oui parce qu’ailleurs c’est pire, oui parce que je n’ai pas encore la force de repousser la boule de cristal capitalistique à la seule force de mes deux petits bras.
J’ai eu du mal à admettre que je capitulais, parce que j’avais peur de signer l’échec de toute l’alternative dont je me faisais l’écho, et d’emporter avec moi toutes celles et tous ceux qui luttent, inlassablement. J’ai eu peur, avec mes doutes, de fissurer la carapace fragile d’un autre monde embryonnaire, de saccager, avec mes failles, la nouvelle maison visionnaire. J’ai passé l’été à avaler la pilule, et celle-là m’a catapulté plus d’effets secondaires que sa cousine contraceptive. J’ai renoncé au fond, je retourne au front, en forme, pour la forme. Je dépose les armes le temps que passent huit saisons, pour qu’on me donne les armes et que je fasse les miennes. Ensuite, je partirai affronter dans les rangs adverses et sur les vents contraires. Mais ça, c’est pas encore. Ça c’est l’après. Encore un peu de patience.
Et de la patience il en faudra.
Tout l’été je me suis convaincue que tout irait bien. Que ce n’était pas si grave. Que, comme on dit, tu y es arrivée pendant 18 ans, tu y arriveras encore cette année.
Premier jour. Coups de start up, de branding, de business model et autres anglicismes qu’on n’a pas pris la peine d’expliquer, tellement persuadé.e.s qu’ils sont au fondement même du monde de demain. Si tu tapes dessus, ça sonne complètement creux. Ça résonne comme les vies qu’iels nous préparent. Boum. Premier jour, dernier espoir.
Coups d’exposés à s’arracher dont tu comprends à peine l’intitulé, de cours sur les repas de midi à se présenter avec le sandwich encore dans les dents, de singes savants qui étalent la confiture de leur capital culturel dans les chats des conférences. Coups des mêmes élèves qui vivent dans leur microcosme avec passion, donnant leur temps et leur argent pour rester chaque soir un peu plus longtemps dans cet endroit que je fuis. Coups de profs lunaires, qui parlent de marketing en pleine crise écologique, qui parlent de management en pleine crise démocratique, qui parlent de diriger des équipes pour brasser de l’argent, de construire des stratégies à n’en plus finir, de réseauter pour en finir.
Quand j’ai raconté, dépitée, on m’a dit : « mais dis-leur, pose tes questions acérées, cherche des noises et peut-être qu’après les quiproquos et les qui que quoi, au fond des jolis slides, tu trouveras finalement une pincée de sens ». Iels n’ont pas compris : je suis complètement dépassée par la fusée de la start up nation, larguée à des années lumières, perdue dans mon costume d’astronaute trop large, et je ne saurais même pas quelle langue parler à ces extraterrestres verts qui me sortent déjà par les trous de nez.

« Mais vous vous rendez compte ?
Vous vous rendez compte ?
Vous vous rendez compte ? »
C’est tout.
Ce que j’ai à dire.
L’année s’annonce mal et dure. Le discours de la croissance en filigranes, la logique et le pragmatisme pris comme bouclier pour faire taire les questions qui s’élèvent. « et l’argent vous le trouvez où ? ». j’en sais rien madame. J’ai retrouvé les logiques, les clair.e.s, les inhumain.e.s.
Quand y’a quelqu’un qui crève, on se demande comment il pourra nous payer les soins.
Je sais bien, ça fonctionne comme ça. Je sais bien, « à quoi tu t’attendais ? ». Je sais bien, ferme les yeux, bouche-toi le nez et attend que ça passe. Mais c’est que quand même. Je peux pas empêcher une résurgence de candeur de remonter des profondeurs, effleurer l’eau et les pétales des nénuphars, créer des petites ondes qui rappellent à l’adulte en moi qu’enfant, on m’a appris à me lever quand il y a de l’injuste, à cligner des yeux quand il y a de l’absurde, à crier quand il y a de l’insensé. Il était une fois, hier.
Se taire aujourd’hui, pour mieux exploser demain.
Apprendre une chose et une seule, c’est que désormais on sait comment ça se passe dans la vraie vie, dans les hautes sphères, dans les bas fonds. Le monde s’est fait et défait sous nos yeux étudiants à échelles étudiantes. Au moins, une fois, on était en coulisses pour le lever du rideau. Ça peut servir au jour du sabordage général.
Vivre la peur au ventre, la peur au ventre qu’ils éteignent la petite flamme au creux de l’âme. Iels nous privent de notre imagination et notre imagination est la seule porte de sortie vers une autre dimension, un autre monde qui n’a de place pour exister que dans nos têtes. Et dans nos têtes, l’espace se réduit, encore et encore. Mais la petite flamme n’est pas consumée, elle brûle encore et avec rage, comme l’espoir qu’il faudra avoir aux lendemains.
À vous, les otages qui naviguez en terres ennemies, vous qui vous cramponnez, qui vous harnachez, qui vous ligotez à des convictions qui font tâche : tenez bon, tenons bon, tenons nos lignes et nos crayons. Observez, n’en perdez pas une miette, restez droit.e.s jusqu’au prochain verre à discuter entre nous, jusqu’au dernier lever de rideau, jusqu’à demain matin, pour la révolution. Promettons-nous que d’ici là, il n’y aura pas eu d’hécatombe des âmes et des imaginaires. Qu’on sera tous et toutes là, pour regarder naître l’horizon.
