À propos de parler pour ne rien dire et de dire beaucoup pour ne rien parler. À propos de l’activisme de façade. À partir des carrés bleus, jusqu’au vide politique. La société de la comm’ nous fait oublier que sur les terrains, on manque de bras. Des hypocrites, on en a déjà.
Aigrie.
Je suis aigrie. Aigrie par le ciel gris qui se prête à mon aigreur, par les nouvelles du jour qui la tancent, par les nouvelles rêvées qui la laissent exister en n’existant pas. Mais ces derniers jours, quelque chose d’autre est resté coincé en travers de mon œsophage que je n’arrive pas à avaler. Une rancœur nouvelle, une tristesse déjà consumée, qui ne sait pas trop si elle finira un jour par s’énerver. Ce matin, j’ai la nausée. Logorrhée.
Les écrans sont emplis d’une lumière bleue pour un raz-de-marée de prises de conscience.
#LibérezLesOuïghours.
Quelque chose d’indicible qu’on essaye de montrer, quelque chose d’affreux qu’on tente de porter à vue, quelque chose au goût de déjà-vu. Quelque part dans le monde, l’humain redevient inhumain. L’intolérance absolue, l’exécution silencieuse, la torture et l’immondice qui se faufilent dans le monde réel.
À cela, on opposait hier une marée de carrés bleus. Pour que tout le monde sache, et nous sommes beaucoup à savoir. Le temps d’une journée, révolte en commun, révolte évidente, révolte unanime. Étonnante symphonie chantée d’une seule voix.
carré bleu
Une question, des brûlures d’estomac. Et après ? Derrière le carré, derrière le pastel et les écrans de verre, les cœurs se tordent-ils pareil, ont-ils vraiment l’énergie de la lutte qu’ils promettent, quand viendront-ils nous relayer sur les terrains où il faut se battre, sans cesse, sans fin, sans trêve ? Lequel d’entre eux prendra la relève de militant.e.s épuisé.e.s, d’activistes à bout de souffle, de combats qu’on encense sans se donner la peine d’y montrer le bout de son nez ? Qui marchera plus loin que le clavier du téléphone, qui dépassera les montagnes enneigées de la publicité mensongère ?
Surtout, qui osera leur demander ? D’effleurer le camboui en pleine panne mondiale, de briser le confort de la lucarne cellulaire pour rencontrer la vraie vie de plein fouet, de donner corps aux solidarités pour construire sans mentir, arrêter de tourner autour du pot, s’acharner ou bien admettre qu’on a trompé.
Dans la société des excuses bidons et des boucliers communicationnels, on se raconte collectivement le nouveau visage d’une démocratie aux aguets, une vigie collective, de laquelle chacun.e peut regarder si l’horizon se couvre de nuages. Dégainer un carré bleu, un carré noir, des mots prononcés par celleux qui n’ont rien à voir, des livres écrits par celleux qui n’en ont rien à faire, des grandes élucubrations pour se couronner de lauriers, héros des temps modernes.
On se presse aux portillons pour penser, qui sera là pour panser ?

La pression sociale nous interdit le faux pas dans nos communiqués instagrammesques, et quelque part c’est tant mieux, si grâce à la police des autres on ne laisse plus passer l’injustice et les ténèbres, on barre la route aux doutes fascistes et aux balbutiements totalitaires, on couronne l’entraide et les mains tendues.
Mais depuis quelques temps, je suis mal à l’aise au royaume de l’hypocrisie, au milieu d’une masse de discours flottants, goût poussiéreux de grenier vide. Dire dire dire. Le mot à la bouche. Les paroles courent et galopent sur le chemin qu’on a tracé pour elles, bordées de fleurs et d’applaudissements, jetés par la modernité politique. Au bout de la route, cependant, le précipice, la chute, le fracas des idées sur le choc de la réalité. Les associations manquent de bras, de dons, de solidarité ; même au sein des ONG la gangrène insupportable de la concurrence et des luttes de pouvoir pointe leurs nez, les rapports de force, qui criera le plus fort, qui dépeindra le mieux, qui pour être fait chevalier aujourd’hui ? Chacun.e reformule et se veut reformulé.e pour dire ce qui a déjà été dit mille fois d’autres façons, on noircit des pages avec de la paraphrase, pour soutenir telle ou telle cause dont en réalité on ne connaît rien, on s’invente une vie de Gandhi ou de Rosa Parks pour soulager nos consciences, confortablement vautrés dans le système que l’on se regarde attaquer avec délice.
À côté, on se bat en silence. On appelle à l’aide sans réponse concrète, et les phrasés de secours qu’on nous envoie nous noient et nous coulent.
En cours de rhétorique, on apprend donc « l’art de convaincre ». Convaincre qui, convaincre de quoi, on n’en sait rien, la forme est devenue plus importante que le fond. Les concours d’éloquence portent sur des sujets farfelus que les élites se délectent d’écouter pour ovationner les futurs orateur.ices d’une République du néant. Quand on parle du fond des tripes, c’est qu’on n’a pas réussi « à prendre de la hauteur ». On défend un côté puis l’autre au gré de ce qu’on nous demande, sans se poser de questions, on met avec joie nos capacités rédactionnelles, intellectuelles, humaines, au service de la civilisation de l’image.
Vivre d’abord. Paraître ensuite. Certains ont l’indécence de l’avoir oublié, je grince des dents en regardant valser la ronde de l’imposture.

J’ai déjà craint la civilisation du paraître et du paître, quand j’ai perdu pour la première fois l’espoir des hauts sommets institutionnels. Perchés sur leur olympe, les grands gagnants du « triomphe du vide politique et du progressisme libéral »[1]nous font chaque jour la démonstration de leur coquille vide. Faire avancer le pays, vite, rapidement, « au moins ça bouge », mais la direction reste inconnue. On se précipite dans du rien, et le rien envahit insidieusement tous les pores de la société. La politique des coups de comm’ et l’activisme des carrés bleus. Étourdissante mascarade, aux eaux turquoises dans lesquelles on est tenté.e.s de plonger.
J’ai perdu tout espoir des hauts sommets, mais dans les bas-fonds, je pensais encore qu’on était immunisé.e.s. Qu’on souffrait trop des mensonges de tous les autres pour prolonger le carnaval jusque chez nous. Que la contamination était impossible.
Mais nos canaux de communication sont aussi vitrine exceptionnelle d’un intérieur inconsistant, pour se réapproprier les codes de nos élites qui parlent pour ne rien dire, dire beaucoup pour ne rien parler. J’ai peur. Peur que leurs manières d’adoucir le monde avec des sourires et des poignées de mains n’adoucissent nos colères jusqu’à les rendre insignifiantes, spectres de mots, flottant dans un univers inchangé. Tout circule en vase clôt dans les cervelles, on convainc confortablement les gens qui seront d’accord, on se tait admirablement quand il faut faire des efforts.
Oublier ce pour quoi on s’agite chaque matin, oublier ce qu’il y a derrière la porte bleue, derrière le carré.
J’espère que demain, les carrés bleus seront bleus encore. Sans être multicolores, qu’on n’abandonnera pas les couleurs qu’on a choisi de défendre. Que lorsqu’il faudra des actes en plus des paroles, l’armée bleue fera mieux que les casques bleus. Qu’on ne se cachera pas derrière le fait évident que les mots sont nécessaires, sans affronter les maux totalitaires.
[1]Préface de Denis Robert, pour Crépusculede Juan Branco, Editions Points, 2019.