HÉMORRAGIES

La covie m’en fait voir de toutes les couleurs. Y’a une hémorragie de peurs qui coule des années de nos jeunesses, j’ai décidé d’en faire la liste. En vrac, en brouillon, balancées comme ça, pour les piéger dans un article sur internet, les faire disparaître et rallumer la lumière.

            Neuf mois que j’ai entendu le mot « covid » pour la première fois. 

            Neuf mois. C’est le temps qu’il faut pour fabriquer un petit bébé, un nouvel être humain, un nouveau monde en gestation. 

            Si vous êtes comme moi, vous avez encore du mal à distinguer la chose pendant l’échographie. Les formes sont floues, silhouettes fantomatiques.  Ce qui s’affiche sur le monito, ce sont les battements affolés de cœurs qui ont peur, de têtes qui cherchent sans avoir trouvé la solution, de nous qui dérapons sur le présent râpeux. 

            Le monde a changé, pire que prévu. Tout semble plus brouillon qu’avant, moins complet, plus tâché. Tout ce qui nous était promis s’est évanoui comme de la vapeur d’eau. J’ai vingt et un ans, nous avons vingt et un ans. Notre jeunesse est raturée par une maladie qui s’entasse sur la pile de soucis que le 21èmesiècle livre à nos 21 ans, sans vergogne, sans scrupules, sans excuses ni explications. 

            C’est peut-être l’heure de l’accouchement, neuf mois plus tard. Ce monde d’après va surgir des entrailles, peut-être, si on pousse assez fort. Avant d’accoucher, il paraît qu’on est terrorisé.e.s. Parfois, y’a des hémorragies, dans les accouchements. J’ai vu ça à la télé. 

            Ma jeunesse est hémorragique de peurs, de peurs en vrac qui se bousculent au portillon, qui viennent déformer les certitudes déjà incertaines, qui mettent sur pause un temps fugace qui défile quand même. Ces derniers jours, l’actualité s’est bousculée, les langues se sont déliées, on a crié, on a beuglé, des gens sont morts, d’autres ont pu à nouveau respirer. Moi j’étais submergée. Je savais plus sur quel papier penser, alors je me suis dit que j’allais lister toutes les terreurs. Que peut-être que si je les consignais là, coincées dans un document Word, elles pourraient plus attaquer. Que si je les voyais bien en face, les yeux dans les yeux, on pourrait enfin se parler, se dire les choses, s’écrire la prose. Se jurer entre nous qu’elles n’entraveront pas la naissance de ce qui arrive. 

Photo de Scott Webb sur Pexels.com

Peurs des jours qui viennent  – ou liste des hémorragies :

Ce n’est plus la peur qui me cloue dans les placards, incapable de sortir de peur de respirer du contaminant, de peur de parler et postillonner de la mort, de peur de marcher dans du virus, de l’étaler partout, comme une tartine qui tombe du mauvais côté. Ce n’est plus celle-là. 

            Je me suis habituée à celle-là. Aussi terrible que cela soit, je me suis habituée. 

Non, ce sont les autres, les connexes, celles qui suivent comme la pluie après le tonnerre. Et je ne veux pas m’habituer aux autres peurs. 

            La peur de ces gens qui dévoient le sens de la contestation, du refus et de la résistance, à grands renforts de raccourcis sortis droit des trous noirs de fake news ou de leur trou du cul. Qui croient se battre pour de grandes causes, lorsqu’ils sont fossoyeurs de solidarité, de crédibilité, du fondement même du mot désobéir. Ces gens par poignées qui sont persuadés d’être héroïques en étant simplement ridicules, de penser radical en se montrant justement aveuglés, qui croient avancer et nous font tou.te.s reculer. Contester les règles ne fait pas de toi quelqu’un de bien, de manière automatique. 

            Je suis tellement amoureuse du sens critique, de la pensée qui se développe seule et en autonomie, sans être allaitée par les pouvoirs en place – financiers, politiques ou culturels-, je ne reprocherai jamais à qui que ce soit de mettre son nez dans leurs affaires, de douter, de questionner. Mais c’est justement ce qui n’est pas fait, quand les paroles de celles et ceux qui soignent sont systématiquement ignorées, tombées dans l’entonnoir des « gens qui édictent les règles ». Ce n’est pas se rebeller que de couler le bateau collectif par esprit de contradiction. Ce n’est pas combattre que de baisser les bras devant l’effort. Ce n’est certainement pas militer que de mitrailler les solidarités. Il est tendance de s’opposer à tout, et vous savez que j’ai tendance à m’opposer à bien des choses. Mais face à des gens qui manient les mots, les actions, la comm’ d’une main de maître, je ne veux pas rater mon coup. Je ne veux pas me perdre bêtement dans les détails qui n’ont rien à voir avec une révolution. Accepter l’insignifiant pour tirer sur l’important. 

Mets ton putain de masque. (celui qui brouille les signaux en manif, symbole des révoltes ; tu sais, celui dont on n’aurait, à l’époque, pas eu l’indécence de souligner l’inconfort) 

Je suis mal à l’aise de voir comme les barricades sont promptes à être installées quand l’enjeu est riquiqui. Oh les révolté.e.s, on vous attend sur les causes qui comptent. 

            J’ai peur de la science mise à mal, éprouvée, raillée. J’ai peur des chercheur.se.s que l’on ne croit plus, des médecins qui se laissent acheter, de la citoyenne, du citoyen, qui ne sait plus quoi en penser, et qui a raison. J’ai peur des vaccins qui vont me sauver (à quel prix ?), j’ai peur des labos qui s’engraissent, j’ai peur des intérêts qui nous dépassent. J’ai peur de, moi aussi, perdre ma rationalité dans la botte de foin, car à trop chercher on trouve autant de questions que de réponses, et toutes méritent d’être posées. 

            J’ai peur de nos sociétés aseptisées, qui s’embourbent à guérir au lieu de prévenir. Je pense à nous pauvres humains, condamnés à se protéger du moindre danger avec des pschit et des lingettes, des odeurs qui ne sentent rien contre la perte d’odorat. Je me demande souvent, en ce moment : serions-nous à ce point blessé.e.s, si nous n’avions pas passé nos vies enterré.e.s dans nos bunkers de modernité, conservant avec acharnement nos petites carcasses fragiles, les protégeant de la moindre variation de température, soignant nos mains douces et crémeuses, bâtissant tranquillement la sécurité d’un mode de vie abominablement dangereux. À trop se barricader derrière nos écrans et nos maisons, êtres sédentaires aux âmes mouvementées, il y a quelque chose en moi qui me dit d’une voix narquoise que nous avons créé les risques dont nous voulions tant nous protéger. 

            J’ai peur du métro-boulot-dodo, surligné au stabilo par la violence des mesures qui nous sont imposées, quand bien même elles sont nécessaires. La violence, non pas dans mon corps et dans ma chair, parce que je ne peux pas dire que je suis en souffrance de ce point de vue là. La violence dans la culture et dans l’imaginaire : comment construire encore la gaité, la fête, l’ivresse de vivre dans un monde où l’on ne fait que le nécessaire, où l’on ne se plaint pas parce que ce n’est pas le moment, où l’on tait nos griefs parce qu’unité nationale oblige ? Comment penser au sourire quand l’époque est si grise ?  Le covid est arrangeant pour l’aliénation du travail, il lui permet de continuer de fracasser nos crânes, retentissant, pendant que nos tentatives d’échappatoires sont obstruées incontestablement. Oui, je survivrai. Mais la joie qu’il y avait dans nos poumons l’année dernière, la trouvera-t-on encore sans flirter dans un café, danser la nuit, vibrer le jour, toucher embrasser caresser, arroser les grands événements, pleurer dans une étreinte la perte d’un.e amie ? 

            Il paraît que je ne devrais pas dire tout ça, au risque d’attiser les colères, l’avant-goût des guerres et des catastrophes qui se profile au bout de la langue. Je ne veux rien provoquer, si ce n’est la vigilance de ne pas laisser s’échapper ce qui nous est cher et qui devra nous revenir. 

            J’ai peur que l’agressivité qui me semble passagère ne reste fixée dans l’époque, que les radicalités qui se construisent en parlant entre gens très d’accord s’accrochent au monde suivant, que les erreurs, la déconstruction, la progression des êtres ne soient étouffées, ravagées, démantelées par le feu des critiques, de la méchanceté, du jugement. J’ai peur qu’on oublie de se parler à trop discourir. 

                        J’ai peur que pour une catastrophe, nous en oublions l’autre. 

Photo de Northwoods Murphy sur Pexels.com

            J’avais peur, avant. J’ai toujours eu peur je crois. On m’a parfois assuré que c’est le carburant de mes accomplissements.  

            Mais la peur n’est pas mon moteur et j’ose espérer que ça ne le sera jamais. 

Ça m’est égal, que la maladie déguerpisse, que la terre arrête de se réchauffer, que nous puissions continuer nos vies d’humains inchangées. Tout ça m’importe peu. Tout ça est bien vain, si le fond ne change pas, si l’on continue de marcher sur le même sol qui se dérobera sous nos pieds d’une autre manière, si l’on fait feu du même bois, si pour progresser on utilise les instruments de la régression. 

            Je ne veux pas me battre contre ce qui nous arrive, je veux lutter au nom de ce que nous pourrions faire advenir. Et la manière de faire advenir compte autant que le résultat, le résultat en héritera les traits tout du moins. 

            Faire passer tout ça de la théorie à la pratique, c’est plus fastidieux. Ça veut dire avancer. Sans se retourner et se plaindre de ce qui n’est plus. Sans regarder droit devant pour craindre ce qui arrive. C’est mettre les pieds dans le présent, et commencer à construire, dès aujourd’hui. Ne pas remettre à demain. S’accomoder de ce que l’on a pour vivre comme on voudrait. Maintenant. Sans contredire les évidences, simplement mettre en place, déjà, la résilience. 

            Alors restons méfiant.e.s. Contre celleux qui servent tout autre chose que l’intérêt général, mais aussi contre nous-mêmes. En ces temps sombres pour ne pas sombrer, émancipons-nous des industries qui nous biberonnent, des logiques qui nous prédestinent, de l’ère du temps qui fait notre météo. N’oublions pas l’essentiel dans l’actuel : encore et plus que tout maintenant, organisons la solidarité, cultivons la joie et le repos contre l’acharnement du moderne, soyons plus fort.e.s qu’iels nous veulent, ne dévions pas du chemin que l’on commençait à tracer. Quoi qu’il arrive et à tout prix, ne laissons pas la covie nous manger. Respectons-nous, soignons-nous, écoutons-nous, comme toujours, parce que nous en avons les moyens. Gardons les yeux ouverts, les mains tendues, les cœurs battants. 

            Je vous en supplie. 

Photo de Kourosh Qaffari sur Pexels.com

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