Cette semaine, je prends du temps pour soigner mon coeur et mon âme, dans la nature, dans sa violence très douce, dans ce refuge périlleux. Pendant que je suis partie, je vous laisse avec cette nouvelle très courte que j’ai écrit il y a deux ans. Elle n’a pas de morale, pas d’objectif, pas de message. Elle décrit ce qu’il se passe, dehors, au-delà de nos confins. Ce qu’il s’est passé pour une dame blanche, que la montagne a déjà oubliée.
La terre est immaculée, pure. Le blanc y règne en maître et l’Homme n’y tiendrait pas une journée, dévoré vivant par tout ce tapis de froid, avalé et recraché aussitôt par les boyaux des montagnes qui se taisent et le haïssent.
Elle se tient digne, observant la distance qui la sépare d’une autre vallée, où elle pourra vivre. Le sang qui goutte de son flanc dessine des ronds vifs sur le sol clair. La neige rend belle la blessure, qui fonce le pelage et que les flocons semblent refermer dans une caresse tendre.
Dans le ciel, les nuages sont changeants. Les formes et les couleurs arrivent et aussitôt sont chassées par le vent, s’en vont, reviennent, font de l’ombre aux habitants des sommets. Aucun d’eux ne se montre. Tous connaissent le danger que représentent les autres. Les vies se tissent ainsi dans la nature brute, emmêlées dans la chaîne alimentaire, ennemies de toujours dans l’équilibre de chaque instant.
Elle s’élance. Elle ne s’arrêtera plus des jours durant. L’arrêt, c’est la mort. Il n’y a que la montagne et la furie des éléments pour contempler le spectacle de cet animal en souffrance, que les muscles saillants continuent pourtant de projeter vers l’avenir, avec la force désespérée de l’instinct sauvage. C’est l’animal détesté et nuisible qui traverse le vent et les pierres sauvages millénaires. C’est la femelle qui porte seule la fourrure et les os devenus lourds que les rapaces observent. Chaque ralentissement est le sujet des spéculations des autres : va-t-elle s’effondrer ? pourra-t-on se nourrir de cette chair, de cette carcasse conservée par le froid ?
Mais la louve ne faiblit pas. Les nuits, les jours, les brouillards et les pluies se succèdent. Il y a déjà longtemps qu’elle n’a plus chassé. Le temps qui court ne lui en donne pas le loisir. Elle fuit les autres loups. Elle fuit les siens, devenus plus dangereux encore que l’étranger, que le prédateur.
Dans un rayon de soleil l’espace d’un instant, l’ombre des arbres dessine sur le pelage les reliefs d’une rondeur particulière. La peau se tord et fait le contour d’un ventre rond. C’est le ventre de la maternité, c’est l’odeur de vie, et c’est la patte folle de la mère qui sait que son temps lui est compté dans le fuite. Les plantes semblent caresser le passage de cette louve qui triomphe des lois de la fatalité, et qui s’écarte des siens pour protéger ceux qui ne sont pas encore.
Chaque jour elle avale les distances et les reliefs, les kilomètres de forêt, les serpentins des rivières.
Puis la course rageuse est brutalement interrompue. Les tumultes et la tempête dans le ventre rebondi se font plus pressants. Les pas ralentissent, la louve halète. Les yeux canins déblayent l’aval, à la recherche d’un abri de fortune. Elle n’a pas eu le temps de fuir assez loin. Mais l’écoulement implacable des heures n’a que faire du danger de la meute. La vie frappe à la porte.

Au creux de la forêt pentue, la louve s’aventure. Elle clopine, dérape sur les racines des arbres, cramponnées à la montagne mère. Des pierres roulent sous ses pas, et elle les regarde dévaler la pente en contrebas. Les contractions régulières de son ventre se rapprochent et lancent des armées de frissons à travers son pelage.
Puis la fortune semble la retrouver, et guide ses pas engourdis de fatigue et de douleur vers une petite niche de pierre, comme une grotte formée dans la paroi même de la montagne. La louve scrute l’intérieur, flaire le duvet de feuilles mortes qui recouvre le sol. Ses yeux déjà se sont transformés en yeux de mère, déjà elle anticipe les peurs et les réflexes de la maternité. Le danger la traque partout.
Elle s’avoue vaincue face à la douleur qui s’intensifie dans ses entrailles, et, au terme d’infinis efforts de résignation, se couche à terre en acceptant la défaite. Elle reste là, les heures passant, à observer les alentours, de ses yeux toujours vifs et alertes. L’immobilité du paysage est seule troublée par la lente descente des flocons de neige, qui effacent peu à peu les couleurs de l’univers. La louve est seule dans le monde de blanc, elle serre sa mâchoire et attend l’heure.
Elle écoute, et dans le lourd silence, il n’y a que les bruissements de ses organes au travail qui résonnent et font écho à l’intérieur d’elle, il n’y a que le son de son corps que la nature manipule, qui lui fait accomplir tous les gestes sans qu’elle n’en ait appris aucun.
Il y en a quatre. La mère répète les gestes millénaires, toilette, réchauffe. L’absence de meute est cruelle.
Le temps s’étire. La louve a faim ; la mère se tait. Elle ne peut laisser ses petits. Elle veille sur eux sans relâche, dans un combat immobile et sourd contre la fatigue, la faim, et la mort. Ses yeux fatigués ne quittent pas leurs yeux aveugles, les muscles contractés, les canines saillantes.
Deux semaines s’écoulent, les louveteaux ouvrent leurs yeux. Trois semaines, la mère les entraine dans ses pattes. La faim lui ronge les entrailles. Elle n’a plus de lait. Les petits s’accrochent désespérément aux mamelles, léchant les traces de lait séché, le sel, la sueur qui se grippe dans les poils de leur mère. Leurs canines déchirent la peau de la louve.
La marche est lente, peu assurée. Le monde est devenu hostile. La branche qui craque, ployant sous l’effet de la neige, le moucheron qui a perdu son chemin dans les dédales de l’hiver, la plaine qui se révèle à l’orée de la forêt, tout prend la forme et l’allure de la menace.
Tout à coup, au milieu du bois, des bois. Le cerf est majestueux. Il s’est figé, dans un instinct expert. Il a senti la louve. Il a senti les petits. Il s’immobilise avant la fuite. Mais sa couronne de velours, ces bois qui s’entrelacent dans un chef d’œuvre vivant, ne sont pas de ceux qui se cachent facilement.
La louve a vu. Elle cherche sa respiration, retrousse ses babines. Les petits sont oubliés. La neige, le froid, ce grand conifère qui la domine, tout est oublié. Il ne reste plus que la faim, et cette proie si fragile, pâle silhouette dans la forêt pâle. Les yeux s’accrochent sur le pelage du cerf, son abdomen qui se soulève imperceptiblement au gré des respirations qu’il tente de maîtriser mais dont le rythme révèle l’affolement. La louve fléchit ses pattes arrière. Mentalement, elle dessine l’angle des os sous la peau, la chair tendre du cou, les cartilages qui soutiennent les pattes si fines. D’un bond, le cerf décampe, gracieux dans sa course, élégant dans la panique. Contre toute attente, défiant les lois qui s’exerçaient sur elle quelques instants plus tôt, la louve regarde l’animal s’enfuir, sans même tenter un début de course. Elle reste campée sur ses positions, haletante, hébétée. Les petits. Avant toute chose, les petits. Ses instincts de prédation ne sont, à ce moment, qu’un ennemi de plus, plus terrible, plus odieux, plus perfide.
La meute solitaire se remet en marche. Pas après pas, s’éloigne de la tanière aux douces odeurs de naissance. La louve avance avec détermination. Elle saura retrouver l’endroit. Elle n’oubliera pas son chemin.
On trouve quelques baies, on fouille la terre à la recherche d’insectes. Le butin est maigre ; la louve aussi. Il faut chasser. Demain, elle chassera. La peur au ventre.
Le lendemain, la louve camoufle l’entrée de la tanière. Les côtes de l’animal se distingue à travers le pelage devenu fin et clair. Les petits sont calmes. Ils devront le rester. Leur mère quitte la tanière.
Elle dispose de peu de temps. Elle s’élance à travers les bois, vers les sommets. Elle a besoin d’une vue sur la plaine. Elle peine à monter. Sa plaie s’est ouverte de nouveau et la douleur joue avec ses nerfs. Peu importe, il faut qu’elle monte. Dût-elle ramper.
Mais la chasse est devenue inutile : un peu en contrebas, des rapaces se pressent vers le même point sanguinolent. Oiseaux de malheur pour certains, leur présence sauve quelques jours de vie pour une louve et trois petits. L’animal boitille jusqu’à la dépouille. Les oiseaux s’empressent de décoller, laissant apparaître la forme démembrée d’un chevreuil, étalé sur le sol blanc et dont la neige aspire le sang comme un vampire. Le spectacle est une bénédiction : la louve se précipite sur la chair restée tendre, dévorant, raclant, arrachant. Elle ingurgite à une vitesse inégalée.
Mais la frénésie vitale se fige. C’est imperceptible, minuscule. Mais la louve le sent. Les oiseaux qui reviennent de manière désordonnée. Les cimes des arbres vibrant silencieusement. Tous les organismes sont alertes.

Elle court, elle galope, elle vole presque.
L’un des petits est mort. Il ne reste que sa carcasse, laminée par l’ours.
La louve hurle. C’est un cri terrible, déchirant, qui transperce les montagnes. C’est un cri de mère, le cri d’une mère universelle, éplorée devant l’enfant qu’elle n’a pas su sauver. La boule de rage se jette dans le combat avec folie. D’un coup de patte, elle envoie rouler derrière elle les deux louveteaux qui tiennent à peine debout. Elle fait écran. Elle défendra sa chair quoi qu’il lui en coute, et la douleur rend ses canines éclatantes dans la nuit qui tombe plus dangereuses encore. La louve bondit, et s’agrippe au pelage de l’ours. Celui-ci balance ses griffes dans son dos dans de grands élans. Mais rien n’arrête la colère de la louve qui plante ses crocs dans la nuque de l’autre, et qui s’y cramponne tant bien que mal, envoyant valser dans les fourrés des touffes de poils et des bouts de chair.
La louve distingue bientôt dans la pénombre six yeux jaunes, qui assistent, impuissant au combat. Les oursons.
C’est une lutte titanesque. Une bataille des mères. Les deux femelles redoublent de rage dans leur violence, et bientôt on ne sait plus distinguer à qui appartient le flot de sang qui se déverse dans la terre retournée par elles. La louve n’a pas desserré les crocs. Elle jauge les oursons du regard. Elle pourrait les anéantir d’un coup de patte. Elle s’en sent la force et la fureur, tous ses membres se tendent de férocité. Mais l’ourse, sans qu’il n’y paraisse, s’est affaissée. Roulant sur le dos, elle écrase la louve toujours accrochée derrière elle, se redresse dans une roulade et, emportant avec elle les yeux jaunes, disparaît dans la pénombre.
La louve, encore soulevée par la rage, écume, et bave. Elle piétine devant l’armée d’arbres sombres qui ont surveillé la fuite de l’ourse. Elle attend de pouvoir attaquer. Elle n’a que ça en tête. Que l’on vienne ! Que l’on daigne venir. Car il faut qu’elle tue.
Puis peu à peu, l’adrénaline se dissipe. La furie s’évapore et laisse place à la mère chancelante, ensanglantée, qui se retourne pour vérifier que les petits sont toujours là. Ils la regardent, tétanisés, affamés. La louve fait quelques pas dans la tanière. S’écroule.
Les heures passent, puis les jours. De nouveau, la faim. De nouveau, la pénombre de la douleur, de la peur. La mort tourne autour de la tanière. Les charognards décrivent les mêmes ronds dans le ciel.
Après une semaine, les estomacs sont douloureux. La carcasse de son petit est restée là, au milieu des deux autres, pourrissante, attirant quelques rares mouches. La louve mord dans une cuisse. Bientôt, il ne reste que des os.
Elle se repose encore quelques jours. Les petits s’aventurent désormais hors de la tanière, et la louve les regarde narguer les dangers, impuissante.
Un matin, la mère se dresse sur ses pattes. Les louveteaux, en silence, s’alignent derrière elle. Le signal du départ est lancé.
La louve avance rapidement, faisant fi de la souffrance et des trous noirs qui envahissent ses yeux. Son odorat suffit. Elle est en route vers son ancienne meute. Pour ses petits. Pour elle, ce sera le dernier voyage. Elle observe sereinement la couronne gelée du paysage, les pointes encore enneigées des glaciers, les arbres, dressés fièrement contre le mistral. Il faut faire vite.
Le dégel a commencé et quelques fleurs commencent à poindre, trouant la couche de poudreuse, défiant de leurs couleurs les montagnes et leur manteau parsemé de blanc. La marche rend les louveteaux plus habiles, leurs jeux les forment à l’art de la prédation, et la mère encourage leurs expériences et leurs apprentissages. Elle craint qu’ils ne puissent jamais chasser. De chair animale, ils n’ont goûté que celle de leur frère. Les baies ont leur préférence. Et la mère ne peut s’accorder le luxe d’une partie de chasse.
Ce jour-là est le dernier. L’animal le sent, la mère veut l’ignorer. Le pelage de la louve s’est coloré de blanc. Elle disparaîtra avant la fin des neiges, et son pelage se fondra dans les glaces. La nature le lui dicte, mais elle soutient vaillamment les regards inquiets de ses petits, qui ont ralenti le pas et ne jouent plus.
Une dernière rencontre. Au détour d’un sentier, les bêtes s’arrêtent. Devant elles, en contrebas, des moutons paissent dans les pâturages. La louve s’effondre. Elle feule. Elle pousse les louveteaux de son museau qui saigne de nouveau. Il faut qu’ils chassent. Les moutons sont à deux pas. Leur odeur est tendre, facile. Mais les petits se couchent aux côtés de leur mère, penauds.
Bientôt, on distingue l’aboiement des chiens dans le silence de l’agonie. Les louveteaux se redressent, hésitants. Leur mère ne bouge plus. Ses yeux vitreux signalent qu’elle vit encore, alors que le rythme de son pouls la tire dans le sommeil.
À travers ses pupilles encombrées, elle voit l’Homme qui arrive. Eternel ennemi pour l’ultime face-à-face. Les louveteaux l’ont senti et se recouchent. Les chiens accourent vers eux, sans animosité. L’espace d’un instant, la louve croit voir ses petits partir avec eux, gambadant dans la plaine en sécurité.
Puis le coup de fusil part. Rate sa cible. La louve gémit. Les petits s’élancent. Les tirs se succèdent. Un premier louveteau tombe. Le deuxième a presque rattrapé la forêt. Il s’affaisse à quelques pas des premiers arbres.
La louve trépasse au même instant, les yeux fixés sur la tâche rouge qui s’étale et grandit à l’orée du bois, alors qu’une ultime larme ruisselle sur le museau immaculé. La tête allongée plonge dans la neige, puis disparaît.
