LA LUEUR

À mes ami.e.s zadistes. À la ZAD du Carnet et à toutes les autres. À vous qui perdez espoir. 

            Ces temps-ci sont durs. Ils peuvent écorcher gravement, déchiqueter ce qu’il reste d’espoir, faire siffler la terreur qui se terre encore. Les accords et les mains dans les mains, le bloc face à l’adversité ou ce qu’il en restait, a éclaté dans le sang et les larmes. L’actualité est insupportable. Même les colères sont brouillons, on ne distingue plus le faux du vrai, les torts des travers, les nuances sont trop nombreuses pour lire le présent nettement. Même écrire pour clarifier est devenu compliqué. Les muscles sont tendus, prêts à se battre, à s’agresser, à s’accuser les un.e.s les autres, les dents sont allongées, prêtes à profiter, à opportuner, à racler les planchers de la récupération politique, médiatique, publique. On ne parle plus que de ça : confiner déconfiner reconfiner. Le covid obtient le monopole de nos discussions, il écaille les amitiés, les familles, les autres. La période nous étouffe, nous étrangle, nous asphyxie. Le compte des morts s’égrène, les morts des hôpitaux, les morts des petits commerces, les morts des pauvres, les morts des idéaux, des étreintes, des moments légers qui flottent. 

            Au loin, une lueur qui scintille. Qui devient plus grande, s’étend, s’embrase à mesure que l’obscurité alentour se fait plus dévorante. 

            Je suis partie passer quelques jours sur une Zone À Défendre, celle du Carnet. Je suis partie parce qu’on n’en peut plus, moi, nous, le monde. J’ai exploré un laboratoire du mieux, et vous devriez tou.te.s le faire. 

            J’ai pris ma tente, mon sac, mes micros pour enregistrer les génies bâtisseurs qui façonnent mon idéal. Je suis partie à leur rencontre, et avec elleux, à la rencontre de demain. 

Alors, revenue de là-bas, je voudrais vous dire de ne pas vous inquiéter. Je voudrais vous dire qu’il n’y a aucun doute, nous gagnerons. Je voudrais vous dire que l’utopie a tout du réel, et qu’elle n’a pas attendu pour débuter, qu’elle n’attendra plus pour respirer. 

            En un mois et demi sur cette zone, des cabanes ont fleuri, faites de matériaux récupérés, destinées aux discussions collectives, à l’accueil au sec de celleux qui n’ont ni tente ni duvet, aux chants et à la fête en ces temps qui ont bâillonné nos joies. En un mois et demi, le terrain s’est peuplé, les choses ont été dites, on a organisé le hors-norme – pas le non-droit. 

            Ici une vie différente : sans argent ni écrans ni agents, la solidarité, la récupération de tout ce que notre société boulimique envoie à la poubelle et que l’on utilise ici pour nourrir des dizaines de personnes, les chauffer, les abriter ; l’écoute et le partage. Ici, celleux qu’on appelle « parasites » « fainéants » « squatteurs » travaillent nuit et jour pour vous et vos enfants et les enfants des autres. Iels s’activent pour aider, nettoyer, occuper, cuisiner, discuter, créer, chanter, écrire, inventer, défendre ce qu’il reste de vie dans le monde des morts vivants. 

            Quand la fatigue prend le dessus, on reste dans la tente à dormir. Parce qu’un.e copain.e nous apportera ce que les autres ont cuisiné (vegan, sain, chaud), parce que demain on sera plus efficace, parce qu’on a compris que soigner l’individu protège le collectif du naufrage. 

            J’ai planté ma tente, il pleuvait, j’avais froid. Dehors, un feu brûlait, pour réchauffer les corps. Les gens autour étaient chaleureux plus que les flammes. Iels m’ont accueillie. Sans rien demander en échange, sans rien attendre, sans rien questionner, iels ont tendu les bras. 

            Il a fallu quelques jours pour qu’iels acceptent de se confier. Puis les barrières sont tombées. Le temps s’est arrêté. J’ai eu la respiration coupée. De peur de troubler leurs récits difficiles, leurs paroles écorchées, le flot de mots qu’iels m’ont confiés. La responsabilité qui pèse sur mes épaules d’aller les dire, les semer dans l’autre monde, comme iels disent. L’autre monde, le vôtre. Celui duquel vous êtes sans doute prisonnier.e.s comme je l’étais. Chaque jour, chaque discussion, chaque pensée me libère un peu plus des chaînes, des boulets capitalistes qui alourdissent mon cerveau, le rendent apathique, liquidé par la consommation, le confort, les divertissements. Leurs mots ont dynamité ma prison mentale. La force qu’iels m’ont insufflée par leur exemple, l’inspiration qu’iels m’ont glissée dans les organes, plus puissantes que tout le désespoir de l’actualité. Vous ne m’aurez pas comme ça. Mes rêves ne sont pas ébranlés. Ils tiennent. Ils tiendront. Les vôtres aussi. 

            J’ai enfourché un vélo, j’ai parcouru la zad balayée par le vent, au milieu des barricades, des cabanes que l’on commence à isoler en prévision de l’hiver, des copain.es qui dansent autour du feu en chantant, des effluves de la cuisine collective, prévision de ce soir quand on mangera comme les rois du monde.

            J’ai arrêté mon vélo au bord de la Loire. Les arbres courbés par le souffle, moi le souffle coupé. Respirer. Pour la première fois depuis des mois, y croire. Pas en théorie, non. Y croire, vraiment. 

            Du plus profond de mes tripes, chaque once de cellule en moi est persuadée que le monde change et va changer. Que les ZAD sont les lieux de toutes les espérances : là où les mensonges sont exposés au grand jour, là où il est soudain possible de faire ce que chacun.e espère sans y accorder de crédit, d’aimer si fort la nature, les autres, soi-même, que l’on devient tornade qui balaye les obstacles que les défaitistes millénaires ont mis sur le chemin. 

            Assister à des réunions. Tout le monde se parle. Tout le monde a sa place. Tout le monde a son mot à dire. Quelqu’un.e facilite la discussion, un.e autre prend des notes. Tout sera rapporté en AG, où les décisions seront prises collectivement. Ici, la démocratie s’effleure du bout des doigts. Elle tâtonne avec nous, loyale. 

            J’ai discuté avec une grande dame âgée qu’on appelle  « le bulldozer », avec un SDF aux yeux rieurs, j’ai croisé des chiens qui cohabitent avec les autres ici, conversé avec une féministe au clair de lune. Y’a pas de zadistes. Y’a nous. 

            À la vigie, la Guitoune, on se relaie nuit et jour, chaîne ininterrompue d’humains fabuleux, qui guettent la police, celle qui cassera tout au moment opportun. On veut être sûr.e de voir la fin arriver, se tenir prêt.e à riposter, à protester, à hurler. Parce que cette cause est infinie. 

            Ici, on mourra pour défendre la zone. Pour défendre 110 hectares, face au béton. À ce stade, on défend la terre entière. On défend les forêts, les grands espaces, les montagnes. On défend la nature face aux assauts répétés des pelleteuses et des bulldozers, face à l’indifférence générale, face à l’acharnement dégénéré des faiseurs de frics, des bouffeurs de billets. Ici on meurt pour défendre, pour protéger, pour reconstruire. Un nouvel endroit, des nouveaux langages, une nouvelle pensée, de nouveaux nuages. Après la pluie, le beau temps. 

            N’éteignez pas vos sourires. Ne vous inquiétez pas. N’arrêtez pas d’espérer. 

            Il y a des gens là-bas, ailleurs, et partout, qui se battent pour vous. Ils portent nos lendemains à bout de bras, avec rage et bienveillance, avec amour, pour nous, et celles et ceux qui restent à venir. Il y a beaucoup de femmes qui ne se laissent pas faire, qui ont décidé de reprendre le contrôle. Les idéologies virilistes, criardes, militaristes, vont trouver des barricades. Il y a des gens là-bas, ailleurs, et partout, qui ont déjà un pied dans un futur plus beau que la difformité du contemporain. Iels sont au front dans le froid et la pluie, mais l’écho de leurs cris ont soufflé un vent chaud sur mon cœur qui boite. Ne vous inquiétez pas, il y en a qui construisent un bateau pour ramer dans d’autres océans. Il y aura de la place pour tout le monde. 

            Mes frères et sœurs de lutte, mes fleurs au milieu du goudron, je trépigne de vous voir triompher. Vous êtes mon espoir de ce siècle. Vous êtes la raison de croire encore. Vous êtes l’occasion de rêver dans une machine grippée par l’inertie. 

            Il nous faut tisser des toiles d’araignées de résilience, entre vous et les gens ici. Connecter les mondes dans un fracas aussi joyeux qu’est votre lutte, aussi heureux que sont vos idées. Raconter au monde que vous inventez la grâce dans la laideur de la modernité, que vous faites jaillir des éclairs d’humanité dans l’univers des robots, que la vie chez vous ressemble à la vraie vie, et finalement, c’est la seule qui vaille la peine. 

            N’éteignez pas vos sourires. Les mains sont tendues. Nous ferons front, et on vous laissera pas derrière sur la route. On construira, on reconstruira, et cette fois-ci, on s’aidera. 

            Je ne veux pas gaspiller mes instants à pleurer ce qui aurait pu être, il faut dire aujourd’hui ce qui existe déjà, ce qui a mis les pieds dans le maintenant, ce qui saute à pieds joints dans le monde d’avant pour l’éclabousser de lueurs utopistes. C’est une fantaisie bien réelle, une fantaisie qui calme les battements affolés des civilisations modernes en bout de course, une fantaisie qui rigole de nos sociétés malades, et de ces éclats de rires s’envolent des odes à la résistance. Cette fantaisie s’appelle Zone À Défendre, et je suis à son service autant qu’elle est au vôtre. 

Soldat Petit Pois 

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