MESSAGE APRÈS LE BIP

       C’est une attaque personnelle. Une attaque contre lui, une attaque contre moi-même, une attaque contre ces écrans qui dressent des barricades entre les gens, qui leur donnent des idées saugrenues, comme si tout était permis dans le monde qui n’en est pas un. Un sac à vider, celui d’une tristesse hantée par un fantôme.

       Nous étions une alchimie de rires, une fusion des spontanéités, quelque chose qui n’était pas vraiment là pour exister et qui s’était frayé une place sur le podium des plus beaux moments de la vie, envers et contre tout. Tu étais mon ami. L’un des meilleurs que j’aie jamais eu. Peut-être encore plus que ça mais on se fiche de ce qu’il y aurait pu avoir, je vois le vide de ce qu’il n’y a plus eu. 

         « Le ghosting (de l’anglais ghost, « fantôme ») est l’acte qui consiste à mettre fin à une relation avec une personne en interrompant sans avertissement ni explication toute communication et en ignorant les tentatives de reprise de contact de l’ancien partenaire. » 

       Tu étais mon ami. Il y a un monde dans les ami.es. La projection de mille rires qu’on aura encore, l’imaginaire de bêtises qu’on fera demain, la possibilité de se tromper, de s’engueuler, de s’engluer. Tu étais mon monde, un des futurs où je me voyais, lumineuse, solaire, rayonnante. On parlait beaucoup, je pensais qu’on parlerait toujours. Que nos mots ne s’interrompraient jamais, même s’ils devaient devenir brutaux, acerbes, cassants. Qu’on s’écrirait encore, quitte à se dire des méchancetés, quitte à se traiter d’ordures, quitte à tout foutre en l’air. Je pensais qu’avec toi, la conversation m’était due, je ne sais pas trop pourquoi. 

       On avait beaucoup ri, toi et moi. On avait joué des jeux dangereux, on avait frôlé la chute des funambules, on avait fissuré les murailles de l’intime, on était devenus fragiles. Deux chairs à vif. 

       On avait recommencé, en boucle, les mêmes erreurs, chacun.e droit.e dans nos torts, déterminé.es à ne rien remettre en question qui puisse nous faire basculer d’un côté ou de l’autre du fil de la décence. C’était passé, à chaque fois. 

       Les paroles avaient réussi à détricoter les rancœurs, les cafards, les déchirures. Les chevilles avaient été foulées, déjà, avant. Les côtes, cassées. On avait réussi. A continuer notre marche bancale. Il n’y avait pas de raison. 

       Tu as pris ton temps, attendu, méticuleusement, tu as prémédité. Tout s’est déroulé sans accroc, tu as attendu que je m’en aille – oui mais je devais revenir, tu devais être là. Tu as attendu que je ne puisse plus t’atteindre, toi, les autres, nous, pour sûr. 

       Tu m’avais dit au revoir, et ça n’avait pas sonné dans mes oreilles comme dans les tiennes. On était déjà en décalage, comme si tu avais lu le film en vitesse accélérée, et que j’aie été larguée derrière, dans le chapitre d’avant. Je sentais bien que l’espace-temps était déformé de ta solennité, des grandes tournures de ces phrases qui seraient les dernières, des regards brillants d’ultimes instants de joie qui s’évaporeraient. J’ai beau chercher, me persuader qu’il y avait eu des indices, des miettes de pain du petit poucet, les appels de phare d’une voiture en bout de course, je ne peux rien voir maintenant que la partie est terminée, les regrets ont falsifié mes souvenirs. 

       C’était le 14 août, et je m’en souviens comme d’un jour d’hiver où il aurait neigé des tonnes de flocons qui assourdissent l’univers. C’était le 14 août et ce jour-là tu es mort pour de faux. 

Photo de Ryan Miguel Capili sur Pexels.com

       Je t’avais eu au téléphone et l’instant d’après, silence. 

« Je te rappelle ». 

Et puis plus rien.

Une semaine, un mois, six mois, un an, l’arrêt des comptes. L’arrêt du temps avec toi. 

« Je te rappelle dans deux minutes »

Et puis plus rien 

Deux minutes distordues dans l’espace-temps 

Deux minutes où poussent les cheveux blancs, l’amnésie, l’ennui d’avoir attendu et de ne plus savoir si l’on attend encore 

       D’abord, le refus. Le déni. L’obstination. Ne pas y croire. Ne pas accepter. Être têtue et s’entêter. T’écrire, alterner la colère et la raillerie, te dire comme c’est ridicule, te dire comme c’est affligeant, te dire puis ne plus te dire mais te hurler, t’appeler et connaître par cœur le bip du répondeur qui n’attend même pas la sonnerie, qui me traite de paria, qui jette à la poubelle la colonne vertébrale de ce qu’on a été, qui crache à la gueule de nos promenades de nos fous rires de nos discussions de nos verres attablés des nuits étoilées des lendemains nuageux

       Le bip du répondeur comme un coup de matraque dans l’estomac, qui me laisse sans respiration, amorphe et ridicule. J’ai fini par comprendre. Il n’y aurait plus que le répondeur. Il n’y aurait plus que le bip. J’ai fini par comprendre. Tu ne dirais plus jamais allô. Tu es mort ce jour-là, même si c’est pour de faux. 

       Après, l’obsession. Devenir dingue. Vouloir des réponses, vouloir des ruptures, vouloir situer exactement le point de non-retour sur la frise chronologique. 

       J’ai commencé à penser à toi, je veux dire, plus que d’habitude. J’ai commencé à penser à toi pendant que je pensais à autre chose, pendant que je pensais à rien, pendant que je pensais à tout. J’ai commencé à penser à toi de manière disproportionnée, de manière envahissante, de manière insupportable. J’ai commencé à pleurer de rage le soir, en serrant l’oreiller entre mes dents, en serrant mes poings dans l’oreiller. J’ai commencé à vouloir me battre, à vouloir te contredire, à vouloir déjouer les systèmes informatiques, les GAFAM, les mots de passe de tes ordinateurs pour poursuivre la discussion interrompue. Pour te demander juste, pourquoi ? 

       Tu as mangé mon cerveau et mes neurones, tu as écrasé tout le reste en prenant toute la place, tout l’air disponible, tous les moments. J’ai essayé de rentrer dans ta tête par tous les moyens, jusqu’à 5h, 6h du matin, j’ai essayé de fracasser mon téléphone contre les murs, de fracasser mon crâne contre les murs. T’exorciser. 

Ça faisait bientôt deux mois de répondeur. Tu m’avais transformée en possédée, tu m’avais rendue malade. 

Photo de Alex Andrews sur Pexels.com

       Je t’ai envoyé une lettre, sans signer, comme si mon nom portait malheur. 

       Ne pas savoir si la lettre s’est perdue, si la lettre est arrivée, ne pas savoir si tu l’as lue, ne pas savoir si tu l’as jetée, ne pas savoir si tu as eu un enfant, si tu as eu un cancer, ne pas savoir si tu me hais. 

       Pire, ne pas savoir si je te hais. Si je me hais. Si je nous hais. 

       J’ai fini par arrêter. Pas parce qu’il le fallait. Parce que ça ne marchait pas. Parce que rien ne fonctionnait. Parce que je me prenais ton répondeur dans la tronche à chaque minute de chaque heure de chaque jour. 

       J’ai fini par arrêter, en attendant de trouver autre chose. Mais l’attente s’est peuplée de questions, terribles points d’interrogations. Tu me dévores par ton silence, tu me perfores de ton absence. 

       Tout d’un coup, j’ai 5 ans, j’arrive pas à dormir parce que j’essaye de me figurer que l’univers est infini, qu’il n’a pas commencé et qu’il ne se terminera jamais. C’est absolu. 

       Toi aussi tu es absolu. Sauf qu’avec toi, tout est fini, l’autoroute de la félicité s’est terminée en bas d’une falaise. Je suis tombée avec toi, mais la chute n’en finit pas, je flotte entre avant et après, tu m’as retiré le droit d’atterrir. Et avec lui, de m’envoler de nouveau. 

       Un an plus tard, les dates anniversaires commencent à s’égrener. Il y a un an, quand on culminait, quand on était en haut de la montagne russe et que je savais pas comme la redescente serait raide. Il y a un an quand j’aurais pu te dire, quand j’aurais pu y faire quelque chose, quand j’étais aveugle. Je me trouve débile, je me trouve conne, j’en veux à mes yeux qui n’ont pas su voir la tâche qui s’étalait. 

       Il y a un an, quand savoir ce que tu avais fait de ton week-end me paraissait encore anodin, quand à la fin de chaque journée j’étais sûre que tu ferais partie de la suivante, quand je vivais toutes les dernières fois dans l’insouciance. 

       Les dates anniversaires, les « un an », les vannes qui s’ouvrent, la pluie des yeux, l’asphyxie sous les pleurs, la douleur comme un anguille, tapie là qui fait le deuil de quelqu’un qui n’est pas mort. Faire le deuil sans avoir le droit aux funérailles, aux proches qui te prennent dans leurs bras, aux messages de condoléances. Sans avoir le droit de la dévastation, de l’abattement, des torrents de peine qui sillonnent les veines. 

       Et finalement, alors qu’on ne s’y attend pas, la résignation. L’armistice et le cessez-le-feu. Je suis passée là où nous étions, là où nous nous sommes tenus, splendides, rieurs, affamés de mots que tu ne dirais jamais plus. Amère, tu passes et tu ne t’arrêtes plus comme avant, devant la maison hantée. C’est un oubli qui n’oublie pas. C’est un oubli qui n’a pas le choix. 

Photo de Rubenstein Rebello sur Pexels.com

« ghosting »

        Le souci avec les fantômes, c’est qu’ils ne s’en vont jamais complètement, tu vois ? ils collent aux basques avec tous les souvenirs qui crachotent en fond sonore, comme une vieille radio oubliée dans un placard. 

       Il n’y a même pas de mot dans ma langue pour décrire ceux que tu m’as refusés, il n’y a que celui-là, « ghosting », qui soit disponible pour recevoir mon histoire qui a cessé d’en être une. 

Mon histoire et des milliers d’autres, notre histoire parmi toutes celles des autres.

Vous qui les aimez après nous, vous n’avez pas le droit de nous interdire, vous n’avez pas le droit de piétiner le passé, vous n’avez pas le droit de noyer qui nous sommes dans les puits. 

Vous qui partez comme des voleurs, des voleuses. Parlez, hurlez, criez, pleurez, déchirez-vous dans un bruit fracassant. Les mots qui heurtent, dites-les. Les portes qui claquent, claquez-les. 

Ne partez pas sur la pointe des pieds. Ne mourrez pas dans nos vies, vous vivrez bien trop fort dans nos têtes. 

Vous n’avez pas le droit, parce que derrière l’écran resté vide, la sonnerie qui retentit dans le néant, les explications qui ne viendront jamais et qu’on tentera toujours de deviner, il y a des êtres humains, qui essayeront de trouver la paix que vous leur avez volée. 

Vous n’avez pas le droit parce que les histoires avortées ne déchirent pas seulement le présent, elles froissent le papier sur lequel continue à s’écrire le futur. 

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