LA CHARGE

            L’écologie pour reconstruire, pour imaginer de nouveau, pour inventer demain. Pour fabriquer ce monde dont je rêve, je crois qu’il n’y a rien de plus pertinent que de cultiver l’empathie. Etre empathique, savoir, après s’être fermé.es pendant des siècles, se rouvrir. Etre empathique, après avoir cloisonné, pendant des siècles, se reconnecter. Aux autres, et par là, à nous-mêmes.  Ce billet date une nouvelle fois de 2019, pendant ces fameux ateliers d’écriture autour de l’animal animés par Stéphanie Hochet. On explorait l’altérité par nos rapports avec les animaux, et notre capacité à appréhender leurs rapports au monde. J’ai essayé, du mieux que j’ai pu, de rentrer dans la tête de l’un d’entre eux. 

            Le foin. Mon ventre me fait mal. Le foin à nouveau. Mes pattes se mettent en branle. Je suis lente. Je suis lente et grosse. Il n’y aura plus de foin quand j’arriverai. La mangeoire est juste là. Mais toutes les autres me bousculent. Toutes les autres me passent devant. Des coups de tête. J’ai mal. Je renonce. Je regarde les autres manger ma part. Elles ont été plus rapides.  

            J’entends bêler. Je regarde, je regarde mais le son est inaccessible. Il vient d’au-delà les palissades. Ce sont celles qui sont avec leurs petits. On les a mises à part. Loin de nous. Je me rappelle l’odeur des petits, l’odeur de la maternité, l’odeur du sang et de la vie. Nous aimions cette odeur. Les petits dégageaient cette odeur. Ils ont été enlevés. Ils sont au-delà des palissades et leur odeur s’est évaporée. 

            Mon ventre me fait mal mais mes jambes tiennent encore debout. Les autres mâchent et moi je reste immobile. C’est à ce moment-là que je les vois. Les Hommes. Ce ne sont pas des soigneurs, les soigneurs gardent notre odeur sur eux, et leurs gestes veulent dire des choses. Eux, ce sont les autres. Ceux qui font du bruit. Ils amènent leurs petits et ce sont eux les pires. Ils se jettent contre la palissade, tendent leurs bras qui sentent l’odeur terrible, l’odeur de rien. Ils nous touchent, ils veulent tout à fait nous toucher. Ils nous tendent de l’herbe, du pain, nous jettent toute sorte de choses que nous ne connaissons pas. Nous n’aimons pas nous rabaisser à ramasser ce qu’ils nous jettent, alors nous laissons passer un peu de temps pour montrer notre honneur, l’honneur qui nous tient debout, l’honneur qui coule dans nos veines. Mais nous savons que nous ramasserons ce qui nous a été lancé. À la bataille entre l’honneur et la faim, la faim gagne après avoir laissé l’honneur faire le spectacle. La faim, pas vraiment. Notre besoin de faire des réserves. Demain, qui sait si le foin sera toujours là ? S’ils décidaient de ne pas l’amener dans la mangeoire ? Nous ne voulons pas dépendre d’eux. L’honneur, encore. 

            L’une d’entre eux passe ses doigts à travers la grille. Elle fait des bruits étranges. Elle lance des regards idiots. Je sais ce qu’elle veut. Mon attention. Mais mon ventre me fait mal. Je ferme les yeux. Je voudrais qu’elle s’en aille. Celle-ci –il y en a toujours une comme ça parmi ces groupes- s’accroche et tente tous les stratagèmes. Le reste de son groupe s’en est allé. Mais elle semble déterminée. Je suis si fatiguée. Je ferme les yeux mais je ne peux pas effacer sa présence. À cause de l’odeur. Je la sens partout : son odeur de rien me rend nerveuse. Qu’elle s’en aille. Qu’elle s’en aille ou je ne sais pas. 

            Ses mouvements ont cessé. Elle tente de me déchiffrer. Comment lui montrer qu’elle doit partir ? Je ne sais pas alors je ne bouge pas. Je respire à peine. J’essaye de disparaître. Je sais qu’elle est toujours là. Mais que fait-elle ? Je rouvre les yeux, il faut que je sache. C’est insupportable de ne pas savoir. 

 Elle me regarde. Je sais qu’elle a vu mon ventre rond. Mon ventre est comme un défi que je lui lance. Qu’est-ce qu’elle peut bien faire de ça ?

Ma respiration est difficile et j’ai faim. Mais je ne peux pas bouger. Surtout, je ne veux pas. Tant qu’elle est là. Nous sommes en défi, elle et moi. Je ne peux pas perdre, car nous perdons dans tout le reste. Elle regarde. Son regard domine notre petit tas de vie. Elle balaye le foin, balaye l’eau. Elle balaye l’important. Son regard se fixe sur chacune d’entre nous. Examine notre laine, nos oreilles, nos mamelles. Sommes-nous assez grasses ? Sommes-nous assez pimpantes ? Et mon ventre ? L’a-t-elle bien remarqué ? 

Son regard balaye, balaye, balaye. Elle ne répond pas à ce que je lui envoie. Elle ne communique pas. Elle n’est pas là pour communiquer. Alors je commence à avoir peur. 

Lorsqu’ils restent longtemps, c’est parce que l’une de nous va partir. Ils viennent parfois comme cela. Ils nous transpercent de leurs regards, de leurs odeurs. Ils discutent puis la grille s’ouvre. Nous nous tassons alors vers le fond mais le fond a une fin et alors ce sont nos propres corps qui se rétrécissent devant la main qui cherche à nous saisir. Ils ont des tissus infects sur les mains et se jettent sur l’une d’entre nous. La pauvre se débat et nous appelle. Mais la peur nous paralyse. L’instinct de survie est plus fort. Nous ne savons pas ce qu’il y a derrière la palissade. Celles qui partent ne reviennent jamais. Ici nous avons le foin l’eau les autres et, quelques fois, un petit et son odeur. Nous pouvons survivre. Il y en a quand même qui parfois veulent sortir. Cela nous arrive à toutes, à un moment ou à un autre. Elles ruent alors sur la palissade et se blessent. Je ne préfère pas faire ça. 

            Va-t-elle se jeter sur nous, nous attraper, nous tirer ? 

            Je me rapproche du fond avec de tout petits pas. Mon ventre s’est tu. Mes narines se dilatent, mes pupilles aussi. J’ai chaud. Je suis prête à me défendre. Je ne veux pas qu’on me touche. 

            Les autres ont senti les mêmes choses. Toutes ont arrêté de manger le foin. Nous nous rapprochons. Nous faisons bloc. Les autres peu à peu m’entourent. C’est mon odeur et mon ventre. Je sais que mon odeur est bonne. Elles me protègent. Contre ce regard qui vole notre espace, nos moments. 

            Ses yeux à elle ne balayent plus, ils rapetissent dans son visage. Elle tente de s’incliner, de s’excuser de son pouvoir. Elle recule. Elle concède quelques pas en arrière. 

 L’air est meilleur. On respire mieux. Les seaux, l’enclos des cochons. Nous pouvons voir tout cela, et rien n’a bougé. Le cochon est là. Il est excité aussi. Nous aimerions être seuls, mais nous ne sommes pas en danger : elle a reculé. Le cochon, les seaux, le foin. Tout est là. Sous son pouvoir. Elle a vu mon ventre. 

            Si nous ne risquons rien, il vaut mieux alors se soumettre. Envoyer un signal à notre tour. Nous nous dispersons. L’une d’entre nous se rapproche de la palissade, tête basse. Se laisse caresser. Je me raidis. Comment peut-elle supporter ? L’odeur de rien qui restera sur sa tête ? Mais elle se laisse faire, docile. Peut-être aura-t-elle plus de foin. Peut-être aura-t-elle le droit de sortir. D’aller plus loin que la palissade. Voir le vert. Le froid. Le dehors. Je suis énervée, mes nerfs font des nœuds électriques partout. 

            La douleur s’est transformée. Je pouvais résister, je ne le peux plus. Cette douleur-là me lance et je m’abandonne à son mouvement. Je sens qu’il ne faut pas lui résister. La douleur nouvelle me scie les pattes. Je m’affaisse dans la paille. Ce n’est pas de la faiblesse, les autres le savent. Elles le sentent. Je m’incline devant ce qui arrive, devant ce qui m’attend et qui est plus grand que moi. Elles ne prendront pas avantage de ma situation. Au contraire, déjà elles sont autour de moi et m’entourent. Leur chaleur m’apaise. Je ne vois que la laine familière. Je suis là et la paille sent nos déjections. Cela me rassure. Je ferme les yeux, encore. 

            Les contractions dans mon ventre se rapprochent. Je sens mon corps qui tremble à chaque coup et chaque coup est à la fois douleur et délivrance. Tous mes sens sont en éveil, et ce qui est doit être, je le sais. Mes pattes sont recourbées sous moi et je me concentre sur ma respiration. 

            Le mouvement des autres me sort de ma torpeur. Je sens leur nervosité, leur excitation. J’ouvre les yeux, fais un effort pour chercher du regard ce qui perturbe ce mouvement si instinctif qui nous réunissait la seconde d’avant encore dans le même ballet. Nous étions toutes ensemble tendues vers ce qui arrive. Mais quelque chose n’est pas à sa place. 

            C’est la fille. Elle est encore là. Devant la palissade. Elle est brusque et active. Elle bouge beaucoup. Ses mouvements envoient son odeur jusqu’à moi et je ne peux le supporter. Je la vois qui gigote, qui pointe mon ventre. Elle appelle. Mais tout cela ne la concerne pas. J’essaye de me relever. Il faut me mettre plus au fond. Mais c’est trop tard, je suis trop lourde et mes pattes trop faibles. Je bêle. Je remue mon museau. La douleur est plus intense encore et casse mon mouvement. Je cède. Je m’immobilise. 

J’ai gardé les yeux mi-clos, et je ne la perds pas du regard. Elle vient d’appeler les autres. Ils sont tous rassemblés devant la palissade et je ne peux rien contre ça. Impuissante, je m’enfonce dans la paille. Retrouver du mou, du chaud. Pour échapper à ces regards qui brouillent ma respiration. 

            Accompagnée d’un autre, c’est alors que la fille ouvre la grille. Rien ne les empêchent de s’approcher de moi. Les autres se réfugient vers le fond. C’est ce que j’aurais fait aussi. Je suis seule. Mes paupières se ferment malgré moi, je cherche mon souffle. Je cherche ma concentration. Mais à travers mes yeux clos, leurs ombres m’entourent et m’étouffent, leurs insupportables odeurs m’enveloppent. Et déjà leur peau contacte la mienne, déjà leurs gestes se veulent maîtres de la situation, déjà ils récupèrent par leur omniprésence cet instant précieux. Que puis-je faire ? Rien. Je les laisse me manipuler, je les laisse m’atteindre. Je suis docile car c’est ainsi que mon instinct me commande d’être, car c’est que la douleur me force à céder à leurs caresses. 

            Il est là. Mon petit. Il me semble que tout a repris sa place. Tout est correctement placé ici. Le foin, le seau, mon petit, moi. Je suis encore faible, mais il y a cette immense force en moi. 

            Il y a cette fille qui est toujours là, avec le soigneur et leurs odeurs. J’ai le ventre qui bout. Elle ne touchera pas à mon petit. C’est hors de question. Son odeur arrive jusqu’à nous par vagues. Elle nous regarde maintenant et je me fige. Si elle fait un pas, je charge. Peu m’importe que mes jambes tremblent encore. Je chargerai. 

            Elle s’avance. Je charge. 

Photo de Leigh Jeffreys sur Pexels.com

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