J’ai commencé cette aventure de lettres avec la Lettre à Fabienne. Elle était résolument tournée vers le passé, et ses étoiles. Il me semble que la vie fait du ping-pong entre passé et futur, pour rebondir sur le présent. Pour ce dernier billet de l’année 2020, il fallait donc rééquilibrer. Le regard absolument fixé sur l’horizon, j’ai écrit à demain.

Cher lendemain,
C’est difficile à croire, et pourtant il semble que même 2020 ait une fin. C’est une sensation étrange, à chaque décembre, de contempler l’année qui s’évapore et devient du passé, inexorablement. De s’apercevoir soudain que le temps passe, en sursaut, comme en se réveillant d’un rêve. Que le temps de réaliser, ce temps n’est déjà plus, comme chaque seconde est déjà ancienne quand nous la pensons.
Je me demande donc comment le monstre du temps va bien réussir à avaler 2020, cet énorme pavé, cette coquille qui croque au milieu d’un gâteau, cette arête de poisson que l’on sent se placer sournoisement en travers de la gorge. Toi tu saurais nous le dire.
Je me demande combien de temps l’on met, pour digérer une année. Je ne suis pas prête pour ça, je crois. C’est trop énorme, c’est trop immense et gargantuesque, l’étendue des dégâts. Ça voudrait aussi dire qu’il est temps de faire des bilans, de passer en revue 365 jours qui nous ont métamorphosé en présent, et c’est assez épuisant, de faire des bilans, même lorsqu’ils ne sont pas comptables. Surtout lorsqu’ils ne le sont pas.
En fait, c’est plutôt que mon bilan est curieux, Demain. Il est cavalier, et même disgracieusement déplacé. En 2020, j’ai trouvé ma place dans le monde, je crois. Mais ça pourrait faire mauvaise impression, une déclaration pareille, au milieu des décombres de nos vies. C’est un sentiment un peu curieux, tu vois, d’être arrivée absolument au bon endroit dans le labyrinthe, au milieu d’un chaos atroce.
Je ne sais pas si tout ça doit avoir un sens quelconque, mais c’est le travail de celles et ceux qui écrivent de faire semblant d’en voir partout, alors si tu permets je vais te fournir quelques explications.
Je crois que cet alignement des planètes confirme une seule chose : nous avons raison d’avoir confiance. Nous avons raison d’espérer. Nous avons raison de nous accrocher à notre stupide et courte vie en tant que miettes de l’univers. Nous avons raison de ne pas nous précipiter, de laisser les nœuds se démêler grâce aux années, tu le sais mieux quiconque. Nous avons raison, aussi, de parler, de tergiverser, de tourner autour du pot, de mettre les pieds dans le plat, de parler pour ne rien dire, d’affirmer avec une voix d’outretombe, de crier avec une voix haut perchée, d’annoncer, de déclarer, de se consumer de mots. Je n’ai aucun doute là-dessus, c’est grâce à tous ces billets, grâce à cette purée de cerveau que j’ai posé dans vos assiettes, que tout s’est bien mis en place, comme les couleurs harmonieuses d’une aquarelle. C’est ironique, qu’une lettre pèse un poids plume, quand l’importance des mots qu’elle porte bascule des vies à la renverse, comme ensevelies sous des tonnes d’encre.
Peut-être, aussi, que j’aime le chaos. Peut-être que le chaos me justifie. Me donne à être. Peut-être que dans un monde bien rangé et dans lequel tous les rêves sont étalés, il n’y aurait pas assez à faire, et trop à constater la vacuité de nos ridicules destins, qui aboutissent au même inexorable précipice. Par vanité, par inconscience, par ennui, quelque part par poésie, je suis attachée au chaos de notre monde. À ce grand fouillis sur cette minuscule planète. Je me demande parfois si nous ne nous complaisons pas dans nos existences inextricables. Ça ne m’étonnerait pas.
2020, au revoir. Tu m’as apporté la paix que tu as volée au monde, la hargne dont tu as épuisé nos sociétés, tu m’as donné les idées au moment des cerveaux ralentis. Tu m’as fait comprendre beaucoup de choses, et grandir proportionnellement. Tu ne m’as pas éclairée sur l’amour, mais je suppose que tu as bien compris, à force, que tu ne pourrais rien tirer de moi, je suis trop bornée sur cette question. J’en suis un peu attristée, crois-moi, mais tu m’as remplie les poumons d’assez de confiance pour que je sache que l’avenir est à saisir.
( Je te quitte pour Demain, 2020. Je nous trouve mieux assortis, lui et moi. Je crois qu’on se plaira, ensemble. Comme dans toute relation, il faudra qu’on y travaille, car c’est en pensant que tout arrivera qu’on attend en vain que ça arrive. Je l’ai fait trop timidement avec toi 2020, mais je suis résolue de mener demain par le bout du nez. Parce qu’au bout du compte, je sais pas, mais ça pourrait bien être le bon, le dernier demain.)
Demain, je suppose que tu n’as pas les yeux rivés derrière toi en marchant, sinon tu risquerais de te manger un poteau et c’est la honte, mais je peux quand même te dire que c’est pas parce que 2020 est larguée, qu’on l’oubliera. Elle marchera côte à côte, parfois on y pensera en faisant l’amour même. (quand on pourra refaire l’amour, je veux dire. Oui, ça c’est encore un coup de 2020, justement. Je t’expliquerai plus tard dans le futur, ça serait trop long de tout écrire). On ne pourra pas l’effacer, mais tu sais tant mieux. Ça nous fournira du carburant pour s’éloigner d’elle, ça nous donnera une démonstration magistrale des erreurs 404 du monde, ça nous enverra nous faire voir, quand on aura l’impression de faire du sur-place. Qu’est-ce qu’on peut avancer, avec nos petites jambes.
Demain, si tu permets, avant de nous en aller dans le futur, je voudrais juste dire merci à ces gens qui ont ouvert notre correspondance. Je dois beaucoup à leurs yeux qui lisent. Je crois que j’ai eu profondément besoin de leur regard, pour me construire en miroir. Grâce à eux, j’avais une excuse pour écrire la page de ma vie la plus déterminante.
Merci. Vous êtes des merveilles splendides.
En plus de ça, vous allez rencontrer Demain, vous aussi. C’est fantastique.
Rendez-vous le 12 janvier 2021, sous le porche de la vie dévorée, savourée, dégustée ; pour écrire, encore, des choses, des mots, du n’importe quoi.
À Demain,
Charlotte
PS : voici tout de même un poème de mon étoile, parce qu’il guide mon stylo comme aucun lendemain ne le fera jamais. J’espère qu’il éclairera 2021 de ses lumières filantes.
Je vous en supplie
faites quelque chose
apprenez un pas une danse
quelque chose qui vous justifie
qui vous donne le droit
d’être habillés de votre peau de votre poil
apprenez à marcher et à rire
parce que ce serait trop bête à la fin
que tant soient morts et que vous viviez
sans rien faire de votre vie
Une Connaissance Inutile, Charlotte Delbo.
