Hier, et le jour d’avant, l’ennui a mangé mon après-midi. Je deviens folle, quand il fait ça. Je voulais vous poser les questions. Qu’avez-vous à vous ennuyer comme ça ? quel est votre secret, pour supporter l’abysse sans enrager ? comment vous tenez-vous assis sur la chaise sans sautiller des genoux ?
L’ennui. Le vrai qu’on ne connaît plus. La soupape cérébrale. Le repos forcé des neurones. La créativité s’installant, pour tromper le temps qui dérobe l’âme, le temps flasque et visqueux des jours creux. Le déploiement imaginatif, en réponse, en écho.
L’ennui nous sert. Il dévoile ce qu’il y a comme gisement de ressources aux tréfonds inexplorés de nos têtes, il éclaire d’une lumière singulière ce qu’il reste à faire, encore, toujours, avant de renoncer, avant d’accepter que le jour se couche et que nous en avons vu chaque couleur.
L’ennui, le vrai, rend la lucidité, donne l’acuité, ancre le discernement.
Notre époque ne le connaît plus. Elle l’enterre sous les rapides, elle nous enserre tous, avide. Déchiquète, avale et recrache le tournoiement des corps du XXIe siècle. L’ennui nous est refusé. C’est la carte bleue sur un compte à découvert. Notre temps est compté. Les banques et le sablier nous attendent au tournant. Ils sont durs. Ils sont regards lourds de reproches et reproches lourds de regards.
On m’a volé l’ennui. Mon grand-père disait qu’il fallait s’ennuyer. Que c’était bon pour le monde. Peut-être même que ça le faisait tourner.
Je le croyais.
À son époque, l’ennui sauvait peut-être des vies.
Moi je ne m’ennuie pas quand je m’ennuie.
Moi je deviens folle quand je m’ennuie.
Parce que mon époque m’a volé le repos de l’âme, parce qu’elle convulse encore sans merci dans la tranquillité. Parce qu’on m’a tapé sur les doigts quand elle s’apaisait, parce qu’on l’a sollicitée avec des milliers de pixels multicolores. Droguée du contemporain, droguée de l’instantané et du direct. On ne m’a pas appris à m’ennuyer.
Mon imaginaire s’est accommodé de la folie des choses, des émotions des montagnes russes. Il s’est inspiré de Paris et des caresses. Des troubles noirs et des joies troubles. De choses et d’autres. De ce qui bouge. Ce qui se meut. Sans arrêt.
Le vide ne me va pas. Nos vies n’ont pas le syndrome de la page blanche. Mon stylo est hyperactif. Les silences dans les partitions l’exaspèrent. Les soupirs dans les discussions aussi.
Je ne supporte pas l’ennui. Je ne supporte pas d’attendre. D’attendre ce que je ne sais pas encore que j’attends.
Cet ennui-ci ne produit rien que des envies dévastatrices et bavardes. Elles lacèrent la réalité, découpent en petits carrés de soie le rien de l’ennui. Sitôt qu’il se pointe, je sors l’arsenal des bêtises, les sème comme le petit poucet.
C’est une catastrophe irrécupérable.
Elle a parfois un goût d’alcool.
Parfois, elle désire être désirée.
Souvent, elle l’est. Elle se perd dans les courbes des corps. Elle se trompe dans les accords de chairs.
Elle joue aux cartes.
Elle accole des mots, les uns aux autres.
Elle raccommode des vieilles amitiés.
Elle rabiboche de vieux amours.
Elle trompe. Elle se trompe. Illusionniste.
Mais elle a beau contourner, rire et jouer, elle ne sait pas l’utiliser. L’ennui moderne. C’est un australopithèque avec un aspirateur. C’est l’outil dont on ne sait pas deviner l’utilité avant d’avoir saisi l’étendue du souci. C’est la contemplation vaine d’un talent qui reste au placard, les deux hémisphères du cerveau défaits dans leur alliance.
L’ennui comme un bébé dont on ne veut pas et qui ne se laisse pas déposer sur les marches d’une église.
L’ennui comme folie, l’échec de nos générations.
Je l’ai laissé me traverser pendant les minutes de silence et la dernière heure des cours de mathématiques. Il s’est emparé de moi entre le fromage et le dessert, aux repas de famille. Il m’est tombé dessus après les longs sanglots, suspense des larmes.
L’ennui c’est les points de suspension.
Le néant qui suggère autre chose. Le blanc qui entraîne dans le noir. Le calme avant la tempête.
C’est pourquoi nous avons besoin de nous réapproprier l’ennui. De ne pas le laisser nous rouler dessus. De l’attraper comme une maladie douce.
L’ennui est un projet politique très cohérent. Il vise à détruire le capitalisme. Il propose d’anéantir l’apathie. Il excuse les créatifs et les artistes et les affabulations. Il décapite la robotique. Il envahit les champs de liberté.
Je voudrais voyager à la rencontre de celles et ceux qui pourraient m’apprendre à côtoyer l’étrange ennui de mon grand-père que je ne connais pas, je voudrais découvrir les montagnes qui renferment les secrets des mains croisées qui ne tremblent pas, je voudrais lire des poèmes qui racontent comment supporter les interruptions de la vie qui ne vit pas.
Je voudrais ouvrir des parenthèses dans lesquelles on n’écrit rien, des guillemets de dialogues de sourds, des phrases sans ponctuation, qui se jettent dans le vide.
Il faut remercier les porteurs d’ennui. Les lents que la vitesse fracasse, les taiseux que le brouhaha écrase. Il faut leur dire de ne pas se conformer. De nous tenir ouvertes les portes du nouveau chemin. Nous laisser encore, la possibilité de se faufiler.
Je souhaite pour le monde de demain, de l’ennui qui repose le cœur, qui le soulève et lui fait voir ce qu’il y a derrière la clôture. Je souhaite pour le monde de demain la reconnaissance de l’importance des silences. Je souhaite pour le monde de demain l’amour de ce qui n’est pas mais qui peut être, des creux avant la bosse, des trous noirs autour desquels se forment les galaxies.