Encore un écrit sur les animaux. Parler d’un oiseau en cage pas fermée. Une cage sans barreaux, pleine de soins et d’attentions, pour dire que ça ne remplacera jamais la liberté. Ouvrir un débat, peut-être, à travers la fiction, sur la domesticité des animaux, nos liens avec eux et ce qu’ils peuvent contenir d’oppressant, lorsque nous les voulons attentionnés. Lorsque ce n’est pas de notre faute, mais que tout le monde ne souhaite pas rejoindre notre arche de Noé.
Il essaye encore, s’entête, persévère, recommence. Par instinct, il continue. Pourtant les ailes sont ridicules dans leur acharnement. L’air qu’elles soulèvent fait voler les brindilles alentours tandis que l’oiseau reste à terre. Il arrête ses mouvements. Ses yeux sont fixes. On jurerait qu’il est mort : en réalité, c’est presque pareil. Pour les jeunes comme lui, la sentence est terrible. Sans ailes, la mort l’aura, implacable et sans pitié.
Alors il fait profil bas. Il se camoufle dans les herbes. Avec ses plumes brunes, il se confond avec le sol, les plantes, les vers. Il retient sa respiration. Il retient les battements de son cœur. Il retient la vie.
« Léo ».
L’appel résonne dans l’immense jardin, se suspend aux branches des arbres et retombe. Le silence lui fait suite, troublé par les cris des oiseaux que les feuillages étouffent puis laissent timidement filtrer.
Léo court entre les premiers crocus, enjambe les jonquilles à peine écloses, ses pieds nus s’écorchent. Il fait des rondes dans le jardin, il observe le jeu des fourmis, les chats qui filent sous la haie à son passage, les pierres millénaires qui emmurent son univers. Il lui semble que la nature domestiquée le surveille en retour, bienveillante et amie.
La grand-mère soupire sur le seuil de la cuisine. Elle s’élance dans le jardin, traversant délicatement dans la rosée du soir qui commence à pointer. Elle remonte ses lunettes sur son nez : la lueur du jour s’efface pour laisser place à la nuit, la laissant aveugle face au sol instable et de plus en plus hostile à mesure que l’on s’avance au fond du jardin, dans les fourrés.
Léo est au fond du jardin. Il piétine la rhubarbe.
« Regarde tes pieds. Tu piétines la rhubarbe »
Léo hausse les épaules. Il donne sa main à la matriarche qui tend la sienne. Elle l’entraîne à travers les rosiers, vers la lumière de la cuisine qui illumine le bout du jardin. Léo avance, à contrecœur.
« regarde où tu marches, Léo ».
Sa main glisse furtivement de celle de sa grand-mère, et il disparaît de nouveau. Les yeux fatigués ratissent le jardin. A-t-on jamais vu enfant si sauvage ?
L’oiseau entend les pas et se raidit. Ses yeux détectent les contours de l’humain, du prédateur, du danger. Les muscles sont tendus et les pattes minuscules se crispent sur le vide. Mais l’issue du combat est décidée d’avance. Il est sans défense, et l’autre vient le chercher.
L’enfant s’arrête devant cette silhouette informe, maladroitement camouflée au milieu de l’herbe rase du jardin. Il s’agenouille et approche son doigt de l’oiseau qui ne bouge plus. Il touche avec appréhension les ailes recroquevillées.
« ne le touche pas Léo ! Tu attraperais la mort ».
Léo effleure l’oiseau du bout des doigts. Il ressent brutalement le pouvoir qu’il a sur l’animal blessé, qu’il pourrait écraser avec son seul pouce. Il imagine le son cristallin du petit crâne qui se briserait sous ses doigts.
Quand les ailes se mettent à battre par réflexe, Léo retire son doigt brutalement. Il essuie nerveusement sa main sur son pantalon. Il a honte. Bien sûr qu’il n’aurait jamais écrasé le petit cou fragile.
« il ne peut plus voler » souffle la grand-mère.
Les yeux du garçon s’embuent. Il pense, confusément, que c’est peut-être lui et le doigt ensorcelé de l’espèce humaine qui sont la cause des malheurs de l’oiseau. Il s’en veut pour ses pensées, pour sa puissance de petit garçon et pour la vulnérabilité de l’oiseau. À cet instant, il porte les malheurs du monde sur ses épaules.
L’enfant se baisse, et, avec mille précautions, prend l’oiseau dans sa paume. La grand-mère s’est tue. Dans les petites mains, l’oiseau semble élégant et majestueux. Personne ne dirait qu’il est incapable de voler.
L’animal ne bouge que ses yeux, attendant son sort, les entrailles tiraillées par l’angoisse. Il se veut résigné dans la frayeur, digne. Les heures sont longues pour celui qui est aux aguets sans relâche, mais les muscles restent contractés, et les griffes serrées. Il suffirait d’un moment de faiblesse pour que sa chance tourne.
La grand-mère ramasse des branchages, de la mousse, de l’herbe. Elle et Léo ne mangeront pas ce soir-là. Ils seront deux humains dans le monde, concentrés au point de s’en mordiller les lèvres, sur la confection d’un nid d’oiseau. Comment construit-on un nid d’oiseau ? Qui vous apprend cela ?
Les branches s’échappent, les rebords sont irréguliers et le fond instable. Leurs mains lisses et propres sont malhabiles pour la tâche ardue du nid. Mais on y dépose l’oiseau, et l’oiseau ne bronche pas. Chacun se retire pour la nuit.
Le lendemain, l’oiseau n’a pas bougé. Il n’a pas dormi non plus. La chaleur du foyer et la paix de la maison n’ont pas éloignés la peur et l’animalité. L’oiseau a cherché en vain, la nuit durant, à savoir de quel prédateur provenait le ténébreux « tic tac » qui résonnait contre les murs, il tournait la tête à se la déboiter, interpellé par intermittence par la lumière rouge du four qui clignotait et qu’il venait de remarquer, et son corps se refusa toujours à l’abandon du sommeil, malmené par le grincement des parquets, le ronflement des hommes et les murmures de la nuit.
Au matin Léo se précipite vers le nid et l’oiseau immobile, et son élan est déçu par l’apparence stoïque du petit animal. Cherchant dans le frigo les restes de la veille, il trouve un peu de purée, en dépose sur le bout de son index, pointe celui-ci vers l’animal. La tête bien vissée, l’oiseau fixe son regard ailleurs. Léo est rendu invisible.
Mais l’enfant est patient. Il dépose la purée sur le bord du nid. Il attend. L’oiseau pourrait aussi bien rester immobile des heures, des jours, des mois, des années. L’enfant reste là, à observer la bête. Le bec solide, la petite tête, les yeux fuyants. Léo aime la manière dont la nature a dessiné ces taches noires dans le cou de l’oiseau, son ventre grisé, les courbes sèches des plumes. Il éprouve soudain de la tendresse dans le mépris évident des humains et l’élégance d’animal. Léo perçoit tout, et ne cherche rien. L’enfance lui donne cette chance incroyable de trouver grand ce qui est très petit, et de découvrir encore ce que les adultes ignorent toujours.
Pendant des jours, l’oiseau ne sort pas du nid. On a placé celui-ci sur un banc de pierre, dévoré par le lierre, dans le jardin. On l’entoure de subterfuges pour que les chats le laissent tranquille. On redouble d’inventivité pour protéger le petit être. Le vieux banc et l’oiseau veillent l’un sur l’autre et laissent les jours s’écouler sans qu’on puisse dire lequel des deux est le plus immobile. Et puis, un matin de mai, la grand-mère, les mains plongées dans l’eau chaude de l’évier de la cuisine, aperçoit par la fenêtre qui surplombe l’égouttoir à vaisselle l’oiseau qui saute hâtivement hors du nid, bat de ses ailes abîmées, et trempe le bec dans un bol de graines laissé à proximité. La grand-mère sourit.
Les semaines passent, et l’animal a pris ses marques. La terreur a cédé la place à l’embonpoint : le danger a disparu et les beaux jours sont là. Son instinct se ramollit, il devient peu à peu douillet, et il lui semble bientôt qu’il n’a jamais rien connu d’autre que le bol de graines, le banc, le nid dans lequel on a rajouté des chutes de tissu.
Léo pense avoir trouvé un ami. Le soir, il parle à l’oiseau. L’autre ne répond pas, mais Léo lit des réponses dans le langage inconnu et secret de la nature. Il observe l’oiseau devenir de plus en plus téméraire, et, quand il se ravit de la proximité qui s’est installée entre eux, il ignore que c’est l’animal qui fuit le corps de l’oiseau.
Les autres oiseaux viennent et repartent, profitant du bol de graines avec entrain, mais toujours méfiants face à cet hybride qui a grossi et les regarde avec suspicion déterrer des vers de terre, lui dont le bec est devenu inutile. Pourtant un jour, l’un d’entre eux s’attarde. L’oiseau, enfoncé dans son nid de fortune, épie à travers le filtre de ses paupières le jeune congénère qui escalade les nuages et revient toujours sur le banc, comme pour lui raconter la couleur du ciel. Il se prend à regarder de nouveau lui aussi, la cime des arbres qui lui paraît si haute, le bruit du vent qui s’engouffre sous les tuiles du toit de la bâtisse, et les sommets auxquels il a renoncé. L’autre oiseau finit par s’en aller, ennuyé par l’indifférence qu’on lui oppose.
Mais dans le petit corps, un sang nouveau remue les entrailles de l’oiseau, il se sent soudain trop plein de cette énergie étouffée, de ces attentions qui l’amputent de ses membres, des ennemis devenus amis.
Le lendemain, quand Léo apporte les graines, le nid est vide. L’animal a déserté.