L’OMBRE PLUS GRANDE

Éloge du mensonge. Juste ça et sans raison.

            Je sais pas pourquoi mon œil lit toujours les choses dans le mauvais sens. Mes jambes remontent la rivière. Je sais pas pourquoi, systématiquement, je m’intéresse au mauvais, à la provocation et au scandale. Ce qu’il y a c’est ce détail dans la frise chronologique, la poussière sur le carrelage blanc, ce qui ne va pas et auquel je me raccroche parce que c’est si désespérément, si éperdument humain. Et aussi parce qu’à trop lutter contre nos aspérités, on aspire à la perfection. Y’a rien de plus effroyable. 

            Alors, il arrive un moment où je considère le mensonge. Je me trouve devant lui, songeuse. Je le pense et le sort de son trou. On l’y a jeté, répudié, ridicule. Pêché inutile, qui peut encore provoquer un coup d’éclat lorsqu’il se tait mais qui se brise dès que la vérité éclate. Un mensonge que l’on sait, c’est un coup d’épée dans l’eau. C’est nul. Ni plus ni moins qu’une humiliation. 

            Et pour toute la ribambelle de péchés que l’on traîne dans notre sillage comme des casseroles : on humilie. On classe le dossier. On évacue l’affaire dans le manichéisme. Bien, mal. Il n’y a pas de place pour l’humain, pour les failles, pour les brisures et les petits mots secrets que l’on glisse entre les pages du mensonge. On ne fait qu’une bouchée du mille feuilles de mots qui sonnent faux et de silences qui disent la vérité. 

            Moi j’aimerais faire l’éloge du mensonge. Mentir est un art. Parfois, on appelle ça du théâtre, et d’autres fois de la politique. Souvent, c’est encore plus subtil et ça n’a pas de nom. La plupart du temps, nous n’avons pas les bornes de la scène et les bords de l’estrade. La vie entière peut devenir une grande pâte à modeler. Une pâte à mentir. Il y a des talents du mensonge. Il y a des échafaudages stratégiques et des changements de décor complexes, des slaloms sur la piste de ski, des prises de judoka ceinture noire. 

            Les gens qui mentent sont sublimes, parce qu’ils ne peuvent pas réussir sans s’être confrontés à l’humain, l’humain brut et entier, l’humain des paroles du corps et des signes qui se nichent dans les interstices de nous. Pour mentir il faut avoir écouté. Pour mentir il faut avoir observé, mastiqué, obsédé. On ne sait pas mentir sans avoir vécu. 

            Mentir c’est reconstituer la vie. Savoir la déployer sur la toile de l’existence, sans accroc. Les corps, les faits, les mots, tout doit être raccord. Les prouesses des gens qui mentent sont fascinantes. Ils savent mieux que les autres ce qui se passent dans l’instant vif,  capturent exactement l’essence de notre réalité, c’est précis et c’est fulgurant. C’est une question de créativité et d’imagination. On devrait protéger les mensonges avec des copyrights. Les menteurs sont des artistes, des prodiges, des génies. Qu’ils fassent le bien ou le mal ne m’intéresse pas. Ils le font, l’ont fait et le feront encore. 

            Je sais que tu mens. Moi je prends le temps de te regarder tisser la toile d’araignée, car c’est un spectacle qui a du goût. 

            Les mensonges sont des boucliers. On ment pour se protéger, on ment pour protéger nos enfants et nos amant.es. On ment pour inventer des histoires qui font moins mal, on ment pour être quelqu’un qui existe plus fort. Lorsque le mensonge est un airbag pour adoucir les chocs, il y a absolution. 

            Le problème, c’est qu’on ment aussi pour s’amuser. On ment pour se dépasser. On ment pour se transcender. On ment quand on simule et qu’est-ce qu’on s’en fout de simuler, si c’est encore mieux. On ment quand on sait pas quoi faire d’autre. On ment par réflexe. On ment pour se traverstir et traverstir nos vies,  on ment pour faire briller les paillettes qui n’existent pas, on ment pour surligner les passages importants des livres qu’on ne vit pas, on ment pour rire bêtement, on ment pour tourmenter affreusement. Le mensonge fait mal ou fait du bien. On le condamne dans un cas et le pardonne dans l’autre. Le mensonge fait mal le bien. Le mensonge fait. Il n’est pas passif. Il s’active là où les blancs s’accumulent, là où les nuages passent trop souvent. 

            Le mensonge transperce, mais il donne un corps. Le mensonge endort, mais il fait rêver. Le mensonge fume et boit, de toute façon, il finit par mourir. 

            Avec panache, ou lamentablement. 

            Se mentir à soi-même, c’est en haut dans la pyramide du scandale. Se faire hypnotiser par son propre serpent, c’est à la fois ridicule dégradant humiliant pitoyable aberrant absurde bête stupide risible catastrophique médiocre et désastreux. 

Ça ne vaut même pas la peine qu’on en parle. Ça ne vaut pas un roman et pas un film, sauf si on avoue tout à la fin. 

            Pourtant c’est doux, de se tromper soi-même. C’est terriblement touchant, de faire croire au monde ce que l’on croit d’abord soi-même. C’est fascinant, ces discussions entre moi et moi, pour persuader mon âme. C’est comme avoir besoin de temps et le prendre, le saisir, le regarder même, droit dans les yeux. C’est devoir dormir mais réclamer encore une histoire, juste comme ça, pour faire plaisir. C’est tirer sur la corde encore quelques instants, avant que le seau ne se renverse et que ce soit glacial et froid et neigeux. 

            Ça a quelque chose à voir avec l’espoir. Avec le fait de caresser une possibilité avant de la laisser mourir, d’ouvrir les portes qu’on a déjà claquées. C’est de l’espoir schizophrène, de l’espoir bipolaire. Mais de l’espoir quand même et l’espoir ça postillonne des étincelles. 

            Mentir pour avoir foi en ce qui est encore branlant, mentir comme une prophétie auto-réalisatrice et comme un destin qui finit par arriver. J’aime me mentir à moi-même, parce que je construis des soleils pour mes journées de pluie et que je contre-façonne des éclats de rire au milieu des nazes. J’ai envie de te dire oui quand je sais que non, et j’ai envie de croire que non quand finalement c’est oui. Mais ça c’est parce que je t’aime super fort que je mens, parce que ton carburant forme la couverture des livres les plus incroyables dans la bibliothèque des idées fausses, parce que je suis comme une enfant ravie de constater que son ombre est plus grande qu’elle. 

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