Contrainte et forcée, je suis montée sur l’estrade. Pour un cours de rhétorique. J’ai mis du temps à tourner bien mes phrases pour ne pas juste cracher sur la rhétorique, tout simple. Alors je crache sur la rhétorique, mais avec éloquence j’espère, avec complication, avec panache.
Apprendre à parler. Apprendre à captiver. Apprendre à dire quelque chose qui sera retenu. Impacter par les mots, toucher avec la parole. Dérouler la poésie et accrocher le silence.
S’exprimer. Liberté d’expression, les lumières et les grandes œuvres. Mais aussi les conversations des creux d’oreiller, les murmures de devant le miroir et les déchirures chuchotantes pour ne pas réveiller les voisins.
S’exprimer, grandiloquent ou tout secret.
Je me sens concernée. Ça me parle, l’expression.
Toutes les semaines, des personnes que je ne connais pas m’écoutent. Mon quotidien se passe derrière un micro ou sous une plume. J’ai des tas de choses à dire.
J’ai été recalée à l’école de journalisme. On m’a dit que j’étais trop militante, trop vindicative, on m’a dit que je parlais pas comme une journaliste, on m’a dit que je rentrais pas dans les clous.
J’avais pas les codes, pour prétendre faire de la parole mon métier.
J’ai beaucoup réfléchi à tout ça. Et puis il m’est arrivé cette chose-là : on m’a dit que j’allais devoir m’inscrire à des cours de rhétorique.
Ces classiques de Sciences Po, par lesquels on est obligé.es de passer, même terrorisé.es, même désabusé.es, même persuadé.es que la baguette pour changer un introverti en extraverti n’existe pas. Nous y voilà.
Il va falloir faire semblant d’y arriver. Il va falloir accepter la compétition et montrer comme on sait marcher sur les pieds, tourner en bourrique, charmer les serpents.
Monter sur l’estrade.
Je voudrais vous dire que j’ai peur d’être ici devant vous. Que nous sommes beaucoup à avoir peur. Que ça n’a rien d’agréable, même que ça fait mal, que ça fait violence, de s’exposer, d’exposer son corps et sa voix, d’être scruté, de performer.
De savoir que, probablement, on performe mal.
J’ai appris pourtant que je ne déteste pas prendre la parole et dire les choses que j’ai à dire : d’ailleurs, je veux en faire mon métier.
Mon terrain de jeu a besoin d’être plus vaste que les discours classiques du contemporain, et je me prends même à penser que c’est un combat à mener. Je voudrais créer un espace où mes mots sont libres et vont là où bon leur semble, un espace où les émotions sont sincères avec le droit d’aller jusqu’au vulgaire. Un espace où les gens acceptent de m’écouter, même si je ne parle pas comme ici, même si je ne suis pas journaliste ou oratrice ou girl boss ou chanteuse, même si peut-être que derrière mon micro, je me triture les mains parce que l’angoisse n’a pas disparu.
Personne ne déteste s’exprimer. Ce sont les grilles du quadrillage qui nous limitent, qui nous font croire qu’on déteste le tout avec des petits rien, qu’on rejette en bloc quand leurs protocoles nous bloquent.
Les premières féministes voulaient que la femme puisse être un homme, et moi ça ne m’intéresse pas. La culture avec un grand C, veut s’apporter là où elle n’est pas, et moi ça ne m’intéresse pas.
Toujours, dans un souci de bien faire, la sphère dominante veut apprendre à la sphère dominée comment dominer à son tour.
Le monde est extraverti, alors on nous apprend à cacher notre introversion. Le monde du pouvoir est lisse et sans accroc, il est fort (et peut-être timide mais il le cache avec talent), alors nous autres devrions en faire de même.
Mais je ne veux pas dominer. Je ne veux pas cacher mon trouble, ma détresse ou mes mains qui tremblent. Je ne veux pas qu’on m’écoute uniquement car mon train roule bien sur les rails, car j’adopte les codes qui font de moi une personne audible. Je ne veux pas me transformer en ceux qu’on écoute. Je ne veux pas faire partie des robots qui nous mènent dans le mur depuis des années.
La voix a quelque chose de particulier, de très humain, très humain ça veut dire qu’elle peut se tromper, qu’elle peut dérailler, s’enrouer, rire trop fort, ou cacher des sanglots comme elle peut. La voix, c’est l’âme. C’est prendre un risque, se mettre à nu, se donner à connaître, intimement, politiquement aussi c’est important. C’est un acte de privilégiée, un outil qu’il faut utiliser. Puisqu’il fallait se déshabiller les idées, j’ai décidé de vous faire entendre ma voix brute, j’ai décidé de ne pas faire semblant d’être d’accord avec comment on parle bien, vous avez pu me trouver grossière parfois, vous m’avez entendue rire, ou ne pas être d’accord, parfois j’ai interrompu, parfois j’ai pas fini mes phrases. Parce qu’on parle d’humanité ici, mais qu’on la montre, aussi.
Moi je veux le potentiel de chacun.e là où il va bien, je veux qu’on utilise nos canaux de communication propres, je veux pousser ma tige sans tuteur. Laissez nos graines tranquilles. Je veux qu’on soit des fruits d’une agriculture pas conventionnelle.
Je sais que nous avons besoin de tous ces codes, de toutes ces manières d’être toujours les plus fort.es, de décrypter les engrenages du pouvoir et de savoir comment on domine. Car notre société fonctionne ainsi, que je ne peux pas ignorer ma société.
Mais il y a des questions qui me brûlent la bouche en cours de rhétorique. À trop apprendre à parler, tu crois pas qu’on oublie d’écouter ?
À écouter sans sélectionner, à écouter vraiment, sans classer l’affaire si les mots et les respirations ne sont pas bien alignés comme on en a l’habitude.
Écouter les voix différentes, apprendre que oui, la timidité les failles ou les brisures, ça existe, car notre corps parle et que parfois on en a juste marre, de le brider. Marre de tout taire et tout feutrer pour vivre moins fort et bien dans la médiane des émotions autorisées.
Écouter celles et ceux à qui on n’a jamais donné de crédit parce qu’ils disent de manière singulière. Et iels sont si nombreux.ses, celles et ceux dont on a dit « on ne vous a pas entendu.es », en oubliant que nous n’avions pas su écouter.
Vous trouverez ici des portes ouvertes toujours à la vraie vie des mots, à la poésie de ce qu’on dit mal et qu’on écorche, des tapis rouges déroulés pour les erreurs, les fautes d’orthographes, et la parole qui s’en fout.
Je m’appelle Charlotte, je n’ai pas les codes pour bien parler, et je m’en contrefous.