Y’en a assez de s’exploser les yeux du matin au soir et encore après, de s’user les cerveaux en dehors des heures légales, de tituber de jour en jour pour maintenir le rythme ou la croissance ou valider un diplôme qui nous garantit tout sauf d’être épargné.e par le chômage. Y’en a ras le bol d’être sous l’eau constamment. J’en ai marre de couler, et ma génération aussi.
Justine peut pas mercredi.
Lundi j’ai cours jusqu’à 19.
Vendredi Lucas est pas là.
Bon alors on se rabat sur le week-end, on envahit les heures de repas, on assiège le sommeil. On les case partout, les travaux de groupe, les réunions, les tâches qui s’entassent dans les semaines sans tenir à l’intérieur. Nos semaines étriquées, qui se retiennent de respirer du lundi au vendredi, et puis aussi le samedi tiens, et même le dimanche tant qu’on y est. C’est quand, qu’on reprend notre respiration ? C’est autorisé, reprendre sa respiration ? Ou bien on sera licencié.e, départ à l’amiable, réduction des coûts, restructuration des effectifs, jeté.e dehors, guillotiné.e ?
Douce génération que la nôtre, dans le doux pays qu’est le nôtre : géographiquement nous sommes né.es là où le travail déborde ses heures ; temporellement nous sommes nés sous le régime digital, qui permet à la charge de se faufiler par-delà les limites, dans les contrées du repos et de la tranquillité. Économiquement, sanitairement, culturellement, à ce qu’il paraît on a « pas le choix ». Tu sais, « bah je sais bien, y’a pas le temps, mais faut bien le faire. »
Mais pourquoi faudrait le faire Jean Michel, si c’est impossible ? si tu nous tues à la tâche ? si faut inventer des nouvelles heures aux journées ?
De toute façon, on est niqué.es. Le monde marche contre nous. Sur nous. Et sur la tête, aussi.
Les écrans, espions du travail, envoyés dans l’espace privé, dans l’espace protégé, dans l’espace préservé, cosmonautes invasifs qui empêchent les excuses : c’est si facile, de travailler. Le mail pour ça, lequel nous oblige à regarder le mail pour ci. La pression du groupe, tant pis, on peut bien rogner sur l’anniversaire de Louise. Sinon les autres vont râler. Les discussions qui dépassent, qui empiètent, qui embarrassent mais qu’on n’ose plus arrêter. C’est devenu tellement courant, de toute façon, de se faire rouler dessus par le travail. Tellement couru. Couru d’avance, couru après.
Si t’es en retard constamment, l’aiguille de l’horloge qui trotte de l’autre côté des heures, c’est que t’es pas efficace. Pas concentré.e. Mal organisé.e. À la ramasse.
La ramasse qu’on ramasse à la petite cuilllère, une fois que le burn out est là. C’est pas faute d’en parler. Encore un truc qui n’arrive qu’aux autres.
Si t’es catégorique sur le fait que personne ne grignotera ton dimanche, jamais, on te demandera dans quel monde tu vis, on te dira que t’es pas flexible, peu adaptable, mauvaise graine. Tu seras nul.le, ratatiné.e dans ton canapé, tranquille des mains mais la tête qui carbure à ce que tu devras rattraper demain.
Si t’es étudiant.e et que tu te sens concerné.e, on te retirera le droit de te plaindre. C’est pas du vrai taff celui des cours, celui des devoirs à coordonner en groupe, celui de la charge mentale des notes et de la participation (bah oui parce qu’en plus faut faire l’animation), celui pour bouffer à côté. Iels ont raison tu sais, c’est pas du vrai taf. Parce que nous en plus, on n’est même pas payé.es pour trimer.
C’est merveilleux le travail qu’on nous dit. On nous prépare depuis le CP avec les fiches d’orientation et les devoirs et les bonnes manières, on nous biberonne aux futurs employables. On nous berce au son de projets professionnels et marchés du travail. On nous traumatise avec des histoires qui font peur et qui s’appellent chômage. Alors c’est normal, dès les études, on doit subir les crasseries qui se dérouleront plus tard. C’est comme les enfants : autant les confronter à la violence tôt, pour qu’ils comprennent que ça existe. Bien sûr. Logique. Sain. Normal.
Pas étonnant qu’on n’en veuille pas, de vos jobs. Pas étonnant qu’on n’ait même plus la force de les vouloir, vos jobs. Vous nous épuisez, avec vos vies pour travailler, vous nous épuisez les nerfs et les cerveaux mais aussi les âmes et puis aussi les espoirs. Vous nous tordez comme des chiffons qu’on essore. L’eau qu’on rend est grise et elle vous tire la langue.
De toute façon même en travaillant on n’est pas sûrs de pas crever la faim, ou de pas mourir pandémié, ou de pas se manger la catastrophe écolo. A quoi bon rester le nez dans le guidon ? Être les dernières roues du carosse ?
Eh, c’est pas parce que c’est le monde moderne qu’on n’a pas le droit de se révolter, c’est pas parce que c’est start up et business model et trendy qu’on n’a pas le droit de cracher dans la soupe, c’est pas parce qu’ils ont notre argent qu’on n’a pas le droit d’avoir nos principes. C’est pas parce qu’on reste vissé.e sur un siège qu’on peut toujours en faire plus.
Ici je demande qu’on arrête de prendre les gens pour des idiots. Je dis qu’on peut pas se téléporter, qu’on n’a pas le droit d’avoir qu’un quart d’heure pour manger, que c’est inadmissible de travailler le dimanche, que c’est insupportable de justifier le fait de dormir, que le soir on ne travaille plus, que s’il y a des réunions de groupe faut les planifier et arrêter de croire que ça s’ajoutera tout seul dans nos emplois du temps qui explosent de toutes vos conneries, qu’on a le droit de dire non même si c’est important, que le téléphone auquel on répond pas est un droit fondamental.
Je dis ici que celleux qui s’opposent à ça, pas maintenant, mais tout à l’heure au travail, ou en cours et tous les jours, à coups d’insinuation et de coups de pression, sont les responsables d’une société maladive dont je ne veux pas. Vous êtes responsables des abruti.es qui n’auront pas dormi plus de 6h par nuit pendant dix ans et qui vous claqueront entre les doigts. Vous êtes responsables d’une génération dégoûtée de l’école et d’apprendre et des efforts, que vous trouvez bête et apathique quand elle est révoltée. Vous êtes responsables des suicides, des détresses, et des moments qui envoient tout péter. Vous êtes responsables de nos vies déglinguées, qu’on finira en mauvaises santés pas remboursées par la Sécu qu’on aura laissé crever, bêtes de somme de l’époque contemporaine.
Nous autres, promettons-nous de nous respecter, et de faire partout où nous sommes amené.es à travailler, respecter les droits qui nous sont accordés. Ne soyons pas timides de demander ce qui nous revient. Ne ménageons pas celles et ceux qui violentent nos quotidiens. Ne nous taisons plus pour nous et les autres, et grapillons chaque liberté que nous pouvons à leur système de broyage organisé.
Moi et tous les autres, on refuse l’indignité. Si ça continue, on s’assoira par terre et on fera les mort.es. Ou bien on se lèvera pour faire des doigts d’honneur. Ou bien on ira simplement claquer la porte de votre monde de taré.es, pour ne jamais revenir.
N’ayez pas peur de ne jamais revenir de ce côté de la porte, dehors il y a des gens pour vous rattraper. Il y a des filets qu’iels vous ont cachés. Il y a du temps pour regarder les oiseaux passer.
Ce n’est pas accessoire, anodin ou futile.
C’est essentiel.
(comme la culture, mais ça, on verra pour un prochain billet).