L’INSULTE

Pour parler de comment on traite nos aîné.es, les seniors comme on les appelle, parce qu’on n’ose pas dire vieux. De la vieillesse comme si c’était une insulte.

            « vieille meuf » 

            « vieux plouc » 

            « vieux dégueu » 

            « vieille pie »

            Quand on est jeune et qu’on n’a rien à voir avec tout ça, la vieillesse, c’est juste une insulte. 

            La vieillesse, on la voit pas. On marche à côté sans la regarder, on sait qu’on paye à ces gens qui ont vu plus d’années que nous ce que nous, on n’aura peut-être pas, on assiste aux dîners de famille où on la côtoie, sans y faire vraiment attention. Elle nous fait chier, elle nous fait peur, elle nous emmerde et on les laisse se démerder. La vieillesse on laisse éclater tout ce qu’elle nous terrifie dans nos insultes, et puis après, plus rien. Noir. 

            C’est un truc qui nous tombera dessus mais c’est comme être interrogé.e par le prof : on y pensera quand ce sera notre tour. 

            En attendant, la vieillesse se niche dans le péjoratif. Parce que c’est la vulnérabilité, l’adoucissement des corps, la pente ardue qu’on ne peut éviter. Tout ce que le moderne déteste : la lenteur, les failles qu’on ne sait pas cacher parce qu’elles existent aux yeux de toustes, l’extradition de la boucle travail du monde contemporain. Et puis les vieux d’aujourd’hui ont eu la vie belle qu’on cherche sans retrouver, en vain. Ils ont eu de la chance, pour beaucoup d’entre eux car le monde distribuait de la chance plus facilement, et nous, on est jaloux, faut bien l’avouer. Alors on leur fait payer. 

            Nous on adhère à ces chimères masculinistes qui veulent qu’on soit fort.es mais en apparence de préférence, salles de sports à gogo même si dans nos têtes c’est la bérézina. On fait semblant de tout savoir mais on veut pas entendre que les brèches dans les armures sont la marque de résiliences plus puissantes que le virilisme de bras qui portent. Forcément, avec les vieux, ça allait coincer quelque part. 

            Alors pour eux, comme pour tous les plus vulnérables de ce monde, on envoie à la casserole, on touille et on dilue le problème. On met quand même un peu d’huile en disant « écoutez vos aînés vous raconter ce que vous vivrez comme si on vivait toutes pareil ». Et avec une pincée de « heureusement qu’on est là, nous, pour eux qui sont bons à perdre la tête ou l’usage de leurs corps ». 

            Mais finalement, la vieillesse est une insulte. Comme les enfants qui n’ont pas confiance en eux et qui préfèrent rabaisser leurs camarades pour dire leur différence, alors qu’au creux du cœur ils sont les mêmes ou pourraient le devenir.

            Cessons d’être des enfants avec celles et ceux qui nous précèdent. 

            D’ailleurs nous savons que tout cela n’est pas juste, que nous ne sommes pas justes. C’est pour ça, on n’est pas frontaux. On déguise nos mépris en indifférence. 

            Nous ne voulons pas de la vieillesse : sans lui cracher à la gueule, nous l’effaçons à la gomme. Crème anti-rides, baume anti tâches, pub pour les vieilles jouées par des jeunes, doublée de la guillotine du patriarcat. La vieillesse n’existe pas. Pour les hommes, elle est insignifiante tant qu’ils continuent de jouer leur rôle d’hommes. Pour les femmes c’est pire : elle ne doit pas, elle ne peut pas exister, car elle contrecarre les plans du système sexiste. La femme âgée s’émancipe de son rôle social : plaire aux hommes, « tirer profit de sa propre stigmatisation » comme le dit si justement Despentes, en se servant des outils et des leviers sur lesquels on a appris à tirer : la beauté presque infantile, imberbe mince lisse, l’élégance mais seulement de jeunes femmes, le charme de bébés, la soumission à l’hypersexualisation de la chair fraîche. La femme âgée peut se libérer de ces contraintes, elle y est forcée parfois avec violence. Mais c’est aussi un prétexte à s’échapper des carcans, tout comme la vieillesse libère du travail pour celles et ceux qui en ont la chance. Elle fait dévier des chemins tout tracés de la société du producteur/consommateur. Faudra garder les petits enfants et aider les enfants, travailler tout de même si la retraite ne permet pas la suffisance, consommer encore car la pub nous dit qu’on est moches. Mais enfin, c’est un pas de côté. 

            Nous pendant ce temps, on efface. Les vieux jouent leurs rôles de vieux tout au plus, comme pour nous dégoûter de l’être un jour. A-t-on jamais entendu des histoires de vieux qui aiment être vieux ? 

            Est-ce qu’ils ne les racontent pas, ou est-ce qu’on se bouche les oreilles en criant très fort ? 

            J’aimerais bien, moi, qu’on me raconte la vieillesse objectivement. En retirant de nos récits la peur de la fin, nos névroses et nos angoisses projetées sur l’inconnu, j’aimerais entendre les vieux parler d’être vieux. Avec les trucs chiants mais aussi les jolies choses. 

Ce qu’il y a de beau à se faire éjecter du monde qui tournoie : le temps retrouvé, le corps qui impose de prendre son temps, de se confronter à la résilience, d’accepter l’aide et de retrouver le sens de nos liens avec les autres parce qu’on ne peut plus s’entêter dans l’individualisme. J’aimerais qu’on me raconte tout ce qu’il reste encore à faire, les vies remplies, les amours que l’on vit à ce moment-là, notre rapport au monde, les yeux plein de passé que l’on porte sur le futur. J’aimerais qu’on arrête de nous dire qu’on attend la mort quand on est vieux, qu’on a épuisé tout ce qu’il y avait de disponible en bibliothèque. Ça suffit. Je ne vous crois pas. 

            D’ailleurs, c’est quand vieux ? c’est quand, qu’on considère qu’on a fait le tour et qu’on peut crever tout seul dans son coin avec juste un peu de condescendance et d’hypocrisie ? 

            C’est tellement violent ce monde, la vie, ce qu’on attend de nous et ce qu’on attend des autres, ce que l’on cherche et que l’on trouve, ce que l’on cherche et qu’on ne trouve pas, et en plus de ça faudrait qu’on nous sucre du temps à profiter ? 

            La vieillesse quand on s’y sent bien, j’entends par là qu’on désire la poursuivre – oui c’est ici que je dis qu’il nous faut le droit à l’euthanasie – c’est encore l’occasion de grappiller de la joie, de s’éclater, de faire des bêtises et de s’en lécher les babines. 

            J’ai terriblement peur de vieillir parce qu’on m’a habituée, habitée, avec toutes choses qui effacent la vieillesse, avec les insultes, avec le reste. Mais il y a quelques jours j’ai entendu la parole d’une femme qui croque la vieillesse. Qui la mange. Pleine de désir, vive, et vieille. Elle était belle, belle sans effacer le temps qui tire sur sa peau pour lui dire bonjour, mais belle d’arrimer chaque petit détail de la vie et son empreinte sur elle. Elle détonnait, c’est pour ça qu’elle était belle. Tonitruante. 

            Avant je voulais mourir à 47 ans parce que j’avais peur du reste, et maintenant j’aimerais bien mourir à l’âge que mon corps trouvera le mieux, le plus convenable et confortable. Je me soigne. J’aime les vieux, je les trouve touchants et beaux, mais parfois aussi cons et méchants. C’est ça la considération je crois, c’est ne pas laisser passer. C’est dire prout, s’ils disent n’importe quoi. C’est arrêter de les ménager et de les prendre pour des bébés. Parce que c’est nous, les bébés. 

            Alors tout ça je crois que c’est aussi une leçon. C’est apprendre à accepter le déclin – et à en trouver la beauté quand on nous dit de prendre nos jambes à nos cous. Arrêter la surpuissance à plein temps. Ça a à voir avec l’écoféminisme, l’écologie tout court, le féminisme aussi, le bien-être ou le mieux-être, la dignité, le militantisme. Ça a à voir avec refuser ce qui nous rend fous, malheureux et complètement débiles. 

            La vieillesse n’est pas une insulte. C’est un pied-de-nez à notre monde, quelque chose qu’on ne sait pas gérer parce qu’on ne peut pas la circonscrire dans nos manières d’habiter le temps. Le refus des corps de coopérer, et nous, incapables de cohabiter. 

            Ce qui est moche, c’est notre façon de traiter les vieux. C’est nous qui rendons l’âge laid. Notre système d’éclatement, où rien ne s’est substitué à la famille désuète, où l’on a oublié comment prendre soin les uns des autres et surtout de celles et ceux qui en ont besoin. On n’a plus le temps pour eux, et plus le temps d’y réfléchir. Personne netrouve ça grave, d’ailleurs la vieillesse tout le monde s’en balance. 

            Pourtant les vieux, c’est nous. C’est nous et c’est objectivement de plus en plus de gens. On expédie en EHPAD, on donne de la thune, on se force à aller dîner en trouvant des excuses pour partir plus tôt. Car on ne côtoie que nos vieux et parfois ce sont ceux qu’on n’aime pas. On oublie qu’il y en a plein d’autres avec qui on pourrait cohabiter, rire, vivre. 

On pourrait apprendre à se regarder. 

Peut-être qu’on s’aimerait. 

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