Je vais vous raconter ce qu’il s’est passé dans le métro y’a trois semaines. Je vais vous raconter la misère du monde et pourquoi faut pas évacuer les zad et les squats et les tentes. Je vais vous raconter les pauvres et nous qui regardons le bout de nos pompes. Je vous raconterai la honte, en filigrane. La honte.
La Zad du Carnet se fait expulser ce matin.
Un lieu d’accueil de personnes précaires et de tout le monde. Un lieu où ce week-end on plantait des légumes collectivement. Un lieu de chantiers pour construire des habitats respectueux de la nature.
La Zad sait faire tout ce que la société fait pas.
Les terres vous appartiennent pas, vous nous dites.
Elles appartiennent à qui les terres alors ?
Elles appartiennent à ceux qui bétonnent et détruisent ?
Elles appartiennent à ceux qui vident les sols et assèchent les rivières ?
Elles appartiennent à ceux qui piétinent tout sur leur passage sous prétexte qu’ils ont le fric ?
Justement, il est temps de faire sécession. Moi ma terre je leur offre pas sur un plateau en me cachant derrière des lois parce que j’ai peur du bon sens.
Soutien indéfectible aux copain.es du Carnet qui accueillent et regardent.
Et je vous mets ici, juxtaposé, éclos comme par hasard ce matin précisément, le billet que j’avais écrit sur la précarité et la misère qui explosent, mis en parallèle de l’expulsion de tous les lieux où l’on trouve refuge.
Paris. Hiver 2021. Crise.
Métro. Montparnasse Bienvenüe, ligne 4. Direction Porte de Clignancourt. Quai. Écouteurs vissés dans les oreilles, yeux rivés aux écrans, âmes absentes. Ceux qui se jettent sous la rame doivent se sentir plus vivants que ceux qui attendent de monter dedans.
Il fait froid sur le quai, on a envie de mettre les mains dans les poches et de se recroqueviller sur un fauteuil qui sent la pisse. Il fait froid, on a envie d’expédier ce quai et de n’en faire qu’un passage vite fait, on a envie de le tourbillonner dans la rapidité d’un trajet point A – point B. Mais le froid est supportable, parce qu’il n’a pas de prise sur nous. Parce qu’on lui échappe, dédaigneux, hautains, emmitouflés dans notre hâte individualiste.
Le serpent des mers parisiennes sort du trou noir, accoste. Bruits, sirènes, attention à ne pas te coincer les doigts dans la porte, les doigts les sangles du sac ou ton lacet défait. On s’agglutine sans se regarder, on se fonce dedans en silence, les gens qui descendent, les gens qui montent, les gens qui ont envie de se descendre parce que leur vie est naze, ceux qui montent l’ascension sociale, se croisent et se bousculent, et ceux qui montent n’attendent pas ceux qui descendent. Comme dans la vie, en fait.
La mascarade continue à l’intérieur. On est bien heureux que le métro fasse du boucan, sinon, on s’entendrait se taire un peu trop fort. Avant peut-être que, même si on n’osait pas se parler, on s’intéressait quand même à l’autre, au voisin d’en face et à la fille du strapontin, on se levait peut-être pour les grands-pères et peut-être même qu’on laissait pas faire les harceleurs. Avant peut-être qu’au moins, on avait la curiosité mal placée pour l’environnement humain. Le décor d’autres.
Dans le métro en hiver 2021, nos cerveaux traversent les obstacles en fantômes. On s’insurge à l’idée de sourire. On se crispe face à l’humanité. Elle nous met super mal à l’aise.
Dans quelques minutes, on aura laissé choir la dignité. Là, sur le sol du métro 4, entre Montparnasse Bienvenüe et porte de Clignancourt.
J’étais là, quand on a laissé choir la dignité. Je faisais partie d’eux. Je faisais partie du tas de langues muettes et aplaties, des téléphones pleins des mots qu’on refuserait à celui qui arrivait, je faisais partie des idiots décérébrés, je faisais partie des crétins remplis de vide.
Il y a beaucoup de personnes sans domicile fixe à Paris. Elles n’ont pas de nom, elles sont toutes les mêmes. Dans nos têtes, les destins personnels, les vies uniques, les singularités originales s’amalgament dans un groupe social homogène, dans la tristesse et la misère et l’implacable rue qui fait sortir du troupeau. Ce sont les SDF. Les SDF en majuscule et sans têtes, les SDF condamnés aux « qu’est-ce que c’est triste » et aux « c’est bien malheureux ». Ce sont eux et c’est où. Eux quand on détourne la tête pour regarder la pub. Quand on se déporte à gauche pour les effacer. Quand on balance une pièce pour soulager la conscience. Quand on les a déjà oublié.es, une fois rentré.es.
La rue est à saisir. Elle est à nous comme elle peut n’être à personne. On peut la reprendre ou l’abandonner. Ceux qui l’habitent peuvent être au centre de nous, ou cesser d’exister. On peut foutre des lampadaires dans la rue, on peut rallumer les étoiles, on peut faire cramer les alentours pour y voir plus clair, on pourrait bordel de merde.
Mais on les pense et on les parle, toujours sans eux, jamais dans le présent et dans le réel et dans le concret. SDF, éternels absents, même s’ils sont partout un peu là.
Dans le noir de la condescendance du mépris et de nos rien à foutre.
Moi aussi je les ai traversées, ces montagnes et ces vallées, abysses de détachement, neiges d’amertume, d’impuissance, d’autoprotection, aussi. Mille fois, je me serais donné la claque. Mille fois, j’aurais eu envie de faire demi-tour, de courir à en perdre haleine, de revenir le, la, serrer dans mes bras, pleurer, lâcher le trop plein de cette société qui banalise l’indifférence, éclater en mille morceaux d’âme, écouter jusqu’à saigner des tympans la symphonie étouffée des voix des métros. Mille fois, j’ai continué ma route pourtant, l’esprit regorgeant d’encore mille excuses qu’on trouve à la pelle et qu’on se fournit les un.es aux autres comme des brêles.
Parmi ces milliers, une fois peut-être ou deux, je me suis posé la question. Celle à laquelle on ne peut pas répondre, comme le mystère du Big Bang ou qui était Jésus ou que pensent les araignées. Je ferais quoi, moi ?
Je ferais quoi si même au plus fort de la détresse on glissait sur moi les yeux les cils et les pupilles sans rien dire ?
Je ferais quoi si même puante dégoûtante et écrasée de stigmate les métros continuaient de passer en me roulant à côté ?
Je ferais quoi si même engluée dans la mort les vivants continuaient de m’éteindre la vie ?
Il ne m’a pas fallu longtemps à réfléchir. J’en ai déduit que c’était ce qui pouvait m’arriver de pire. La privation de lien social en contemplant le social faire ses liens sous mon nez, l’ostracisme sans le confort de l’exil, les privations et la chute au fond d’une rue sans limites et sans lampadaires, le désespoir auquel même l’écho ne revient pas. L’injustice absolue, le dénigrement ultime, la perte de sens la plus complète, disparue au milieu des humains qui ont disparu l’humanité.
Je crois bien que j’aurais crié de toutes mes forces. Juste pour voir. Un bon gros cri, une bonne grosse claque dans la gueule. Un seau d’eau froide jeté en pleine figure, un coup de pied dans la fourmilière, la violence des tripes contre la violence des métros.
Je ne vois pas ce que j’aurais pu faire d’autre.
Paris. Hiver 2021. Voilà. La dignité déchue. C’était ce cri-là.
Précisément celui que j’aurais tenté. Le cri de l’incompréhension, du sursaut vital avant la léthargie, de la colère moribonde.
Il a hurlé dans la rame.
« REGARDEZ-MOI ». Il a hurlé pour qu’on le regarde.
Il aurait pu nous traiter de cons ou exiger de l’argent, ou simplement de la dignité. Mais lui, il a demandé un regard.
Regarder, connecter à l’océan de pensées des autres. Tendre la main dans l’iris. Laisser apercevoir l’âme, ce en quoi on croit et les trucs qu’on aime.
Purée, même un regard, j’ai pas été foutue de lui donner.
Il m’a déchiré ton cri, il m’a atomisée, démise et démontée. Ça fait presque trois semaines que t’as crié et que j’ai rien dit. Qu’on a baissé la tête comme des mômes.
Ça fait trois semaines que je pense à toi, et surtout à moi, parce que là-dedans y’en a encore que pour ma gueule. A moi et mes manières d’empotées, d’abrutie, à rester plantée là parce que tout le monde le fait, on se plante collectivement. Et ce qu’on pousse n’est pas fertile, nos fruits sont pourris.
Je te demande pardon de tout mon cœur. Je me sens monstrueuse et je le suis, moi et tous les autres et l’écran de poussière qu’on forme.
Je te promets, je te jure, la vie de ma mère et des autres, la prochaine fois j’hurle avec toi.
L’impuissance a assez duré. Elle a bon dos l’impuisance. On n’est pas impuissant.es des regards et des cris, on peut gueuler, c’est même ce qu’on sait faire de mieux d’habitude.
Je te les donne toutes, mes clameurs. Je serai stridente et regardante.
Et noter ça : pour chaque interstice qui nous en laisse la possibilité, être humain, à tout prix, à contre-courant et à rebrousse-poil. Ne jamais négliger l’importance de la dignité qui étincelle, fugace d’un instant. On ne la trouvera peut-être pas, la dignité. Mais au moins on la cherche. On se met en marche et on crie son nom. Y’a du bruit et on se réchauffe à avancer.
Un enfant sur dix grandit dans une famille pauvre dans mon pays, la 5epuissance mondiale.
Pendant qu’ils crèvent, la police et les gens intelligents expulsent des squats, des zad, des tiers lieux qui appartiennent à Vinci, aux promoteurs immobiliers, à l’Etat, aux bourgeois, à personne, par principe. Pour suivre des règles. Parce qu’il ne faut pas voler à ceux qui ont tout. A celles et ceux qui ouvrirait pas leur porte au mec qui gueule dans le métro.
Dans tous les endroits réquisitionnés par les marginaux, où vit un monde différent du nôtre blanc et lisse, on accueille, on soigne, on protège tant qu’on peut, mais surtout on regarde. On boit peut-être, on passe pas l’aspiro, on paye pas nos impôts, mais on survit les yeux dans le yeux.
Alors police de la honte qui déguerpit dans les rues celles et ceux qu’on ne regarde pas. Qui matraque celles et ceux qui ont les yeux ouverts et les bras pareil. Qui obéit aux pragmatiques qui se raccrochent aux lois pour ne pas avoir à observer.
N’expulsez plus si vous ne regardez pas celui qui crie dans la ligne 4.
N’expulsez plus si vous ne regardez pas.
N’expulsez plus.
Plus jamais, plus jamais complice.
Jamais plus aveugle.
Soldat Petit Pois