Cette année, j’ai gagné le concours d’écriture de Sciences Po. Et puisque j’écris ici chaque semaine depuis quasiment un an, je voulais vous expliquer pourquoi je suis terriblement fière et émue par ce truc qui m’arrive. Pourquoi c’est important. Très, très important.
(Autrement, si vous voulez lire le texte lauréat du concours, il est publié sur ce site sous le titre « Tes mains ne savent pas mentir ».)
« Les mots justes trouvés au bon moment sont de l’action. »
Hannah Arendt
Il y a 4 ans à cette époque, une Charlotte, une de celles que j’ai été, venait d’avoir 18 ans. Elle avait des tas de rêves, des grands comme des petits. À ce moment-là, celui qui prédominait, c’était celui de quitter sa banlieue pour arriver enfin dans les endroits où les choses se jouaient.
À Paris. Dans les coulisses politico-médiatiques. En cours de français, elle avait lu ces mots « il faut entrer dans cette masse d’hommes comme un boulet de canon ou s’y glisser comme une peste ». C’était de Balzac. Il avait rajouté ensuite que l’honnêteté ne servait à rien.
Elle voulait tout à la fois, l’honnêteté et le reste au service de l’honnêteté. Être la balle qui transperce les toiles de conventions, et se glisser au milieu d’elles pour les intégrer, les digérer, les transformer en boomerang pour tout péter et reconstruire à sa manière. Le canon et la peste, les deux s’entrechoquaient, elle voulait arriver à être honnête fort, à ambitionner par ses émotions, à se hisser là-bas grâce à ses tripes.
Parce qu’elle n’était que ça, des tripes.
Elle voulait amasser du pouvoir, amasser de la légitimité, amasser de quoi exister dans un monde qui efface les gens.
Elle s’acharnait pour intégrer Sciences Po Paris.
Elle pensait qu’une élève de Sciences Po, on l’écouterait davantage.
Elle avait raison, même si c’est triste.
Elle avait tous ces rêves : rendre fiers ses grands-parents, ses parents, rendre fière Fabienne, rendre fiers celles et ceux qui l’écoutaient déjà, sans regarder son CV, sans la ramener à son âge tout minus, sans lui fermer le clapet avant qu’elle l’ait ouvert.
Elle avait tous ces rêves mais il y avait aussi ce besoin : l’impérieuse nécessité de dire. Parce que le monde ne tournait pas correctement, parce qu’il y avait des choses insupportables dont on ne parlait pas, parce que surtout, elle ne voyait pas l’intérêt de vivre, si c’était pour se taire tout du long.
Parler pour tous ces gens qui font le bien et à qui on fait mal, les potes discriminés, l’histoire qu’on oublie, ma banlieue dont on se fout, mon père qu’on a écrasé, nos habitudes de « classe moyenne moyennement classe », nos cultures qu’on méprise, nos avenirs qu’ils incarcèrent, les gens qui veulent tuer le pouvoir et qui se font tuer, la misère, les taiseux, les sacrifié.es qui diront rien, vous.
Je ne vais pas vous mentir et vous raconter une belle histoire de vive la république ou la méritocratie.
Je ne méritais pas plus qu’un.e autre ce qui m’est arrivé ensuite, la succession de portes qui s’ouvrent, de rencontres qui portent, de mots qui inspirent. D’oreilles attentives.
Mais le fait est que j’ai pénétré dans le monde qui parle et qu’on écoute.
J’ai fait mes premiers pas là-dedans en essayant de tout absorber. En essayant de cadrer avec les manies de la puissance.
Jusqu’à être trop en décalage de moi-même, et de retourner à la base : dire brut, balancer les choses, rentrer dans le lard et mettre les pieds dans le plat. Déranger, questionner, provoquer. S’autoriser l’insolence face à l’indolence du système.
Parce que le système broie, et on le remarque davantage, vu du dessus.
Vu du contraste.
Vu qu’on les connaît, ceux qui sont censés arranger les choses mais qui ne le feront pas.
À partir de là, j’ai commencé à avoir peur. Peur de me faire aspirer, happer, harponner. Peur de préférer parvenir parce que c’était tellement facile : il suffisait de discuter, de réseauter, de contacter, de charmer.
En vrai, je savais faire.
Alors j’ai commencé à vivre dans la terreur. J’avais, j’ai peur de mentir, à moi-même et aux autres. De perdre les garde-fous. De perdre la tête. De m’enivrer des choses qui enlaidissent, qui détruisent le sens, d’oublier les fins dans les moyens.
Je fais tout ça pour dire les choses : si je dois les aplatir, il reste du vent. Faut que j’évite, sinon, pour de vrai, je serai la preuve que l’aspirateur fonctionne trop bien. C’était constant dans ma tête. Des doutes infinis, des questions sans réponses, une terreur abyssale. Celle de perdre le fil.
Écrire, c’était ma manière de rester moi.
Là-dedans y’a mon âme, y’a mes tripes. Y’a tout sur la table, je peux pas mentir.
C’est aussi ma manière de faire société. De me rattacher aux autres pour lesquels je respire. À l’espoir qui n’en finit pas de me faire me mouvoir. Au désir de mouvement qui m’anime. Écrire pour mieux réfléchir, pour regarder mes pensées de l’extérieur. Écrire pour canaliser le bouillonnement en quelque chose d’utile. Écrire parce que sinon quoi ?
Et malgré tout, je ne supporterais pas de faire tout ça pour la beauté du geste. Je ne veux pas être vaine.
Ce n’est pas facile d’écrire, pour moi. J’écris lentement. J’écris mal. Je dois reprendre et reprendre, guidée par ce que je sais vouloir : atteindre la justesse qui percute le sensible au-delà de l’intellect, tendre vers l’authentique et la vérité, effleurer la réalité au plus proche, en lui donnant une forme, un angle, une direction pour tordre la médiocrité. Aller quelque part, en faire quelque chose. Écrire pour m’ancrer dans l’action.
Je veux que mes mots me donnent du sens. Je veux qu’ils me justifient. Je veux qu’ils soient plus grands que moi (pas compliqué), et qu’ils contribuent à lutter contre l’inertie (compliqué).
Je veux qu’ils donnent de l’eau au moulin des gens qui luttent.
Lutter c’est faire autrement : il faut des gens qui inventent le nouveau. Ces gens sont des artistes, et ils sont le pas-de-côté dont le contemporain a tellement besoin.
Alors je veux faire partie des artistes. Vraiment. Finalement, c’est ça mon rêve. Depuis le début. Tout simplement. Revenir à la base, les années théâtre, la danse, la musique, le dessin, l’amour infini pour l’original et le hors-norme, pas par provocation. Par conviction sérieuse que l’anti-conformisme est absolument nécessaire pour lutter contre la masse robotique que l’on devient sans sourciller, avec bonhommie et avec entrain.
Alors j’écris comme je parle, j’écris en métaphores, j’écris en trucs qui ressemblent à l’hérésie que j’ai dans la tête. J’aimerais casser les règles, les dégommer, les aspirer comme elles m’ont aspirée avant, au nom de celles et ceux qui ne pourront pas.
Refuser la banalité, les ascensions de pouvoir en échange d’une participation à la médiocrité ambiante, accepter d’être une note dissonante, d’avancer plus lentement car je refuse les concessions, les compromis, l’union sacrée.
Je veux donner ma voix à celles et ceux qui ne l’ont pas. M’extraire de ceux qu’on entend et qui n’écoutent pas. Rien d’autre ne doit compter.
Sinon je perds le fil. Le sens.
Cette année, je me suis autorisée ça. Cet entêtement. Ce pari. Ces mots.
J’ai parlé au micro, abouti un manuscrit, publié plus de quarante billets, donné les mots que j’ai en stock aux combats qui me refilent espoir et dignité en échange. J’ai bâti des ponts entre plusieurs les différentes Charlotte : créatrices et révoltées, rêveuses et pessimistes, lucides et pleines d’espoir. Toutes ensemble, elles ont reconstitué celle que j’étais quatre ans auparavant.
Aujourd’hui, quatre ans après la bataille d’une lycéenne que j’ai été, mon texte remporte le concours d’écriture de Sciences Po Paris. Au terme de tout le chemin parcouru, du pari risqué que je me résous à prendre parce que sinon je veux mourir, et parce que l’écriture est ma manière de m’inscrire dans le monde, je voudrais que vous compreniez à quel point c’est quelque chose d’important pour moi.
Si vous êtes les effondré.es de ce monde, j’écris pour vous. Je ne vous lâcherai jamais.
Je vous demande une seule chose : si vous me voyez divaguer, donnez-moi les claques.
Hurlez, dénoncez-moi, défoncez-moi.
Dites-moi de revenir.
Rappelez-moi qu’au fond, ce qui compte, c’est de rapporter les paroles.
Toujours.