Ce texte, c’est celui qui m’a permis d’être lauréate du concours d’écriture de Sciences Po Paris. Il raconte une zone d’ombre, la crête étroite entre passion et violence, l’endroit où l’amour peut laisser exsangue, épuisé d’avoir trop été une lutte de pouvoir. Une lutte entre deux personnes qui savent qu’elles se mangeront.
J’ai aussi voulu laisser vivre, pour une fois, une fin où la violence n’est pas condamnée, où l’équilibre est rétabli parce que les forces sont comparables, où le déchainement et le saccage sont autorisés parce qu’il n’y a pas d’autre solution. Une histoire dans laquelle la femme n’est pas victime, dans laquelle elle peut devenir bourreau. Elle peut. Tout est une question de point de vue.
Une métaphore filée du décalage entre corps et esprit. La violence des mains pour dire trop fort ce que les mots se refusent à imprimer. Elle peut se lire de différentes manières. Un meurtre en miroir, une déclaration de tendresse subversive, la fumée toxique des relations humaines quand elles nous dévorent en entier, des mains qui essayent de se parler, simplement. À vous de voir, à vous de lire.
Tes mains ne savent pas mentir. Tes mains te contiennent.
Les enfants voient les mains, mieux que nous. Ils n’ont pas le tropisme du visage ou de l’intellect ou du corps, les mains sont les yeux des enfants. Le toucher façonne les cartes de leurs découvertes, ce sont les doigts qui font d’eux de grands explorateurs.
Si je n’avais pas été enfant, je serais peut-être passée à côté de tes mains, des utopies ravageuses qu’elles allaient provoquer, des terribles égarements et des monstrueux plaisirs.
Je ne sais pas dire si je regrette de les avoir regardées. Qu’elles aient capturé mon œil. Qu’elles m’aient fait me vautrer dans le vice, sans remords.
Ce sont tes mains qui m’ont tenu la porte de l’âge adulte. Qui ont écarté les ronces surle chemin, tout en m’entraînant au milieu d’elles.
Tes mains m’ont donné un corps.
Elles ont mis l’enfance à la machine à laver.
Il n’y avait pas de raison particulière à ça, juste tes mains. Tes mains, je les voulais.
C’est vite devenu une obsession, cette histoire de mains. Elles venaient dans ma bouche, sans arrêt. Elles envahissaient ma tête, les deux hémisphères de mon cerveau. Elles polluaient tous mes rêves d’oreiller. Fallait que je te parle, fallait que je t’évacue. J’aurais explosé, sinon. Ça faisait trop de mains. Ça m’étranglait de l’intérieur.
Les autres autour de moi se sont habitués. J’étais marrante, j’étais même un peu mature, j’étais au-dessus de la mêlée, accrochée à tes mains. Je ne voulais pas lâcher. J’ai appris à m’entêter, et tu étais entêtant. J’ai passé des années suspendue dans le vide. Tu me tenais, fermement.
Un jour, nos mains ont entamé un dialogue. Un hasard provoqué, un hasard arrangeant et un peu arrogant, aussi.
Mes mains avaient travaillé pour moi. Mes mains te disaient les choses, parce que les mots faisaient tomber des lettres, à force de ne pas bien m’écouter. Mes mains avaient tiré sur ta corde, de toute leur force. Elles s’étaient déployées autour de toi, pour te lire l’avenir surleurs paumes.
Le jeu, a commencé ce jour-là. Je t’ai capté. Après avoir tourné le bouton de la radio dans tous les sens, on s’est trouvés sur la même fréquence. La même longueur d’ondes.
Ce n’est pas bon, les ondes, pour le cerveau.
Alors tes mains ont fait de la poterie avec mon âme. Elles ont décidé de mes saisons. Été hiver au gré de toi. Tu es devenu la météo.
La catastrophe, c’est toi qui t’en rends compte.
La chute, ce sont tes mains qui se referment sur les miennes.
La dégringolade, c’est le pouvoir que je dépose sur le bout de tes doigts. Ce sont les renoncements que je te consens, tout ce dont je me dépouille, comme une dame qui entre au couvent.
Avec toi j’étais nue avant de l’être. Je t’ai laissé te nicher dans mon abdomen, je t’ailaissé couler avec mes globules rouges, envahir ma peau. Tu m’as possédée avant de meposséder. J’ai abaissé le pont levis moi-même.
Tu m’as colonisée et tes mains ont cessé d’être un fantasme. Tes mains sont devenues palpables, elles ont transpercé la réalité, elles ont déchiré le rideau des idées et sont tombées sur moi dans la vraie vie.
Tu as mis tes mains sur mes yeux. Elles m’ont rendue aveugle. Elles ont tapissé mon monde d’ombres chinoises, tout doucement. Je les regardais miroiter des choses sur les murs d’une chambre adolescente. Tu as tendu tes mains à mes bêtises. Tu m’as cueillie comme une cerise. Tu m’as jetée sur ton dos et on s’est enfoncés dans la forêt.
La bougie des ombres chinoises, la bougie dans la chambre d’ado s’est renversée. Y’avait de la cire partout. Y’avait le feu au lac. Tu m’as embrasée en refusant de m’embrasser.Je voulais cramer des voitures. Je voulais enflammer le monde. Je voulais te foutre le feu.
Tu m’as regardée me brûler les mains avec les allumettes. Tu souriais. Tu l’aimais bien, mon brasier terrible. Tu lançais tes tigres au milieu de mes anneaux de feu. Tu maîtrisais. Tu étais le diable assis dans l’enfer cramoisi.
J’étais d’accord avant que tu demandes. J’étais l’animal à sang chaud. Je ne pouvais vivre ailleurs que sous la braise. Tes mains me paraissaient sages alors, sages dans la faute, intelligentes, malignes. Je les aimais de me dépasser, je les aimais d’être trop hautes pour moi. Je voulais la pointe des pieds pour croquer tes doigts.
Tes mains parlaient pour ma bouche, tes mains disaient ce que je pense, m’écrivaient dans le présent. J’avais des cloques à force de jouer avec le feu.
Tes mains froissaient mes brouillons. Elles jetaient à la poubelle les versions inachevées de moi. Tu me voulais finie. Je n’en terminais pas d’aboutir pour toi.
Je me suis trouvée grande, d’un coup, par inadvertance. Je faisais semblant de n’avoirpas compris ce que tes mains sculptaient. Je ne voulais pas te dire qu’elles me faisaient desbleus parfois, à me pétrir un peu trop fort. Je me suis contorsionnée pour leurs caresses qui n’arrivaient pas.
J’étais tendue comme un arc.
Je jouais la cible de tes flèches, volontiers.
Tu t’entraînais sur moi et j’apprenais de toi. C’était mal mais il y avait tes mains. C’était le seigneur des anneaux, le graal, la pierre philosophale.
On était au bord de l’avion sans parachute. Nos mains s’agrippaient les unes aux autres, comme pour l’esquiver, la chute. L’un de nous allait devoir tirer la sonnette d’alarme.
Pas moi. Jamais.
Un jour, tes mains ont tapé des mots qui me taisaient. Qui disaient « chut » à la suite.
Tu n’as pas pris de gants.
Jeu de mains, jeu de vilains.
Pause. Repos forcé. Silence radio. 1 2 3 soleil.
Les mains ont arrêté de compresser ma poitrine.
J’ai respiré le reste de la vie. J’ai appris à exister. Fort, pour rattraper le temps perdu sur des mains. Je ne savais plus trop où mettre les miennes.
J’ai découvert leur pouvoir, finalement. J’ai caressé des rêves, elles ont osé donner les gifles et accompagner la parole. Elles sont devenues le prolongement de moi, enfin.Elles ont fini par s’aligner. Me revenir.
Je me demandais, parfois, ce que tu penserais de ma poigne de fer.
J’ai arrêté de compter les années. Il m’arrivait de fantasmer un bras de fer, un bras de fer entre toi et moi. J’étais musclée, je m’étais musclée. Je pouvais gagner.
Mais jouer, c’était déjà perdre. J’ai arrêté de compter les années.
Un signe de main.
Signe ton retour.
J’essaye de contrôler, j’essaye de ne pas avoir treize ans encore. J’ai eu treize ans assez.
Tes yeux ne m’ont rien fait. J’ai appris à soutenir les regards.
Mais les mains ne changent pas. Les tiennes me frappent de nouveau pareil. Je suis muette comme une tombe. Je ne veux pas dire. Quand je dis, elles m’échappent. J’ai appris, la partie précédente.
Et le jeu me revient comme un boomerang.
Dix ans de mi-temps.
On reprend.
Il faut gagner. Briser le rêve sur la réalité, le fracasser de toutes mes forces.
Je t’écoute. Je cherche comment t’attraper. Mes yeux se cognent sur toi. J’épie tes mains et ce qu’elles disent que tu tais. Je les décrypte. On raconte le trou de nous deux, la béance quin’a pas su éloigner les mains.
Tes mains ne savent pas mentir. Elles te contorsionnent dans leur vérité quand tu affirmes ce que je ne crois pas. Quand tu recules elles avancent, quand tu me fuis, elles regardent derrière elles.
Je te tiens.
Impatiente de montrer comme je suis patiente. Je te tiens. Je pose mes mains sur toi.
Le temps ne torpille pas le désir. Il le tire et le torture. Le désir est sadomasochiste. Le temps est son meilleur ami.
Les années ont peint mon désir sur le plafond d’une cathédrale. Je lève la tête seulement maintenant. Oups. Je le découvre, chef-d’œuvre incendiaire. C’est Notre Dame de l’avidité.
Les mots sont inutiles. Les mains parlent mieux. Elles tâtent le terrain, s’enfoncent dans le marécage. Elles entortillent nos doigts, elles crient les choses que les années interdisaient. L’âge adulte autorise notre parachute à se déployer. On se donne la main sous la table. Pot-de- vin amoureux.
C’est l’heure de gloire du toucher. J’explose. Tu m’incendies. On déflagre. Nos bombes à retardement sont ponctuelles. La cocotte-minute ne perd plus une seconde. Boum.
Tes mains sur ma peau tes mains sous ma peau tes mains partout et tout le temps, tes mains obsessions tes mains qui tirent et qui courent tes mains qui glissent et tes mains qui caressent. Tes mains plantes carnivores.
Tu as la main verte dans mon jardin. Tu fais pousser l’Eden avec des graines anciennes.Les fruits de tes arbres ont le goût d’un soleil qui transperce les nuages. C’est comme boire lesoir des journées d’août. C’est étancher une soif infinie, se désaltérer à s’en couper larespiration. Des fleurs sur moi, poussent là où tes mains passent. C’est l’opium de mon peuple.Je suis droguée du jardinier et du jardin. Tes mains aux douces promesses, aux tendres amendes, aux gommes qui effacent l’ombre.
Tu me mets l’âme en pagaille.
Tu te laves les mains en me faisant du bien, en le faisant bien. C’est presque trop facile.
Des fois c’est trop fort, des fois ça donne envie de faire mal, le volcan de nous. Lesmains sont brusques, elles ont pris trop d’élan à force. Ça se heurte. Je t’agresse. Tu me fais payer. Je te le rends bien. On déteste s’aimer. On se fait violence.
Les mots sont polis. Les mains se permettent l’inconvenance. On ne fait pas attention aux mains. On ne regarde pas les mains sur le cou, qui serrent, s’il y a des yeux doux. On ne voit pas les mains qui étouffent. Les mains qui griffent, pour rire puis pour ne plus rire.
Tes mains ne savent pas mentir. Je les ai trop pensées. Je les vois enjamber la ligne rouge. Je les vois, les mains traîtres, les mains bourreaux. Je les entends me toucher trop fort.
Les miennes ont attendu leur revanche. C’est la belle.
On ne survit pas les histoires de mains. Les mains disent trop la vérité. Les mains ne savent pas mentir.
Tu me tiens, je te tiens, par le cou.
Le premier qui s’asphyxie.
On navigue dans ces mots, cœurs battants et mains moites. Bravo pour ce très beau texte, poignant, qui nous rappelle les mains aimées, les mains tenues, les mains lâchées, les mains violentes. Toutes les mains parlent. Merci et merci à mon ami Pierre d’avoir partagé !
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Merci mille fois pour ce beau retour !
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