Pourquoi nous ne sommes jamais content.es, et pourquoi c’est important de ne jamais l’être.
« Là où manque la pensée prospère la morale », encore Bégaudeau.
La colère, on me l’a beaucoup reprochée.
Vous n’êtes jamais contents, toujours à gueuler, vous n’auriez pas mieux fait.
Vous n’êtes jamais contents, toujours à hurler, vous aviez qu’à faire.
La colère brute, pure, dure, terrifie.
Opposition nécessaire pour laisser place à la proposition indispensable, résistance main dans celle de la résilience. Malgré tout, la colère dérange. Elle ne fait pas l’unanimité, précisément parce qu’elle ne fait pas l’unanimité.
« L’union fait la force », c’est l’apanage des dominants. L’union se fait autour de leur réalité, les concessions se font aux extrémités, leurs messages ne perdent rien de leur contenu. Tandis que nous, les marges, les barges, nous, devons nous taire. Nous asseoir sur nos pensées pour maintenir l’ordre public, le calme, la paix.
Mais ce n’est pas notre paix. C’est la paix achetée par le système, même pas achetée, donnée par nous qui acceptons le chantage affectif.
« Tu vas perdre du monde, tu vas perdre les gens et tu vas perdre tes amis, il faut trouver un équilibre, ne pas être trop radical.e »
Pendant le temps qu’on lui laisse, le système récupère. Il assimile vite, il accepte les idées tièdes parce qu’elles ne lui coûtent rien et qu’il y gagne. Il se peint en chantre des temps modernes sans ébranler une seule fondation du monde qu’il faudrait combattre.
Pourtant, nous ne sommes pas d’espèces différentes. Je suis comme vous. Moi aussi, je déteste les repas des fourchettes qui raclent le fond des assiettes à l’heure des tensions sourdes, moi aussi, je n’ai qu’une envie lorsque qu’iels se disputent, c’est de les rabibocher avec de la pâte-à-fix, moi aussi, je déteste les pommes de discorde qui divisent les dieux, les disputes héréditaires qui traversent les familles, les caprices d’enfants qui hurlent et les moments où l’on entend qu’eux.
Mais je suis aussi profondément convaincue que le confort dans lequel nos oreilles s’endorment est une fumée toxique, un oreiller posé sur la tête de la politique, une fin qui accepte tous les moyens.
La colère secoue, remue, percute. Elle demande des comptes, sans arrêt. Elle maintient la pression du garrot, toujours. Elle empêche le sang de couler.
La colère bouscule, questionne, réveille. Elle empêche la torpeur de s’installer, elle tient l’attention, elle surveille ce qui pourrait se dérober sous nos pieds : les droits, la dignité, la démocratie, le reste et les autres.
Elle permet des sursauts, que nous ne remarquons plus. Elle fournit les mots justes et précis de l’indignation, nous ne la remercions pas. Elle fait l’histoire, dans l’ombre de notre ingratitude.
La colère comme éternelle pestiférée du moderne, sublimée seulement par le temps qui a passé, dans l’hypocrisie dégoulinante de nos consciences politiques.
La politique n’a ni point de départ, ni lieu d’arrivée, et n’a ni forme ni substance que celles qu’on se rend capable de lui donner. Elle ne sert et ne servira jamais à établir des constructions durables. Sinon, c’est qu’elle est déjà morte, et que nous sommes en train de jeter la terre sur son cerceuil. L’immobilisme la tue, elle aide à détruire les édifices dans lesquels nous tournons en rond, torturer nos idées jusqu’à l’épuisement, leur faire cracher le jus du mieux.
La colère provoque les discussions tues, elle parle, débat, crie dans le silence étincelant. Elle brise la glace avec ses serpents de feu. Elle remet les points sur les i, les yeux en face des trous, le pouvoir dans les mains.
Des raisons de se mettre en colère, ce n’est pas ça qui manque à notre siècle.
Je suis en colère. Une tribune de militaires factieux est parue dans la presse, soutenue par l’extrême droite, un presque appel aux armes pour lutter contre le « laxisme ». Des militaires à la retraite, pour certains radiés, ont prévenu qu’il y aurait des morts. Ce matin sur France Info, on interroge Marine Le Pen à leur sujet.
Je suis en colère. Ce week-end, un bateau pneumatique transportait 130 personnes migrantes, et il a chaviré. Des corps sont retrouvés, je ne retrouve pas mon calme. Personne n’a rien dit. Ça ne pèse pas assez, un réfugié.
Je suis en colère. Chaque jour naît une nouvelle polémique stérile qui défigure la gauche écologiste institutionnelle. Celle qui s’échine à produire de la hauteur de vue face au néant démocratique, à faire barrage aux forces destructrices tant qu’il est encore permis d’y croire un tout petit peu. Iels assurent le minimum vital face au siècle. L’espoir qui porte est balayé sur les plateaux télé par un élu qui fait une bourde en conseil municipal, une affiche qui parle des « boomers », demain autre chose encore pour détricoter un camp avant qu’il ne se rassemble.
Je suis en colère. Des fascistes de Lyon sont venus attaquer une marche lesbienne.
Je suis en colère. Il y a quelques temps, en pleine pandémie mondiale, crise sociale, suicide de nos sociétés, on a encore discuté du voile à l’Assemblée. Peu à peu, les libertés des musulman.es de ce pays sont rognées dans l’indifférence générale et sous couvert d’un mot aussi flottant que celui de laïcité.
Je suis en colère. Ce week-end, une fonctionnaire de police a été assassinée. Les assoiffé.es de violence qui produisent des drames à la chaîne occupent nos esprits et les terrifient. Par leur faute, au nom d’eux, on stigmatise le tout, on englobe le tas, on renvoie au point précédent.
Je suis en colère. Le maire de Draveil continue d’exercer ses fonctions depuis sa cellule, lui, condamné à cinq ans de prison dont trois fermes, pour viol et agression sexuelle. Un homme qui fait du chantage sexuel, accusé de viol dans une affaire en cours est en charge d’un des ministères les plus importants du pays, en charge de la police qui doit « protéger » ses victimes.
Je suis en colère. Marlène Schiappa parle de « mépris de classe » et se réapproprie des termes vidés de toute substance, comme le reste du système neutralise les mots porteurs de colère fondatrice en les intégrant à sa rhétorique du vide. Ici, pour attaquer celles et ceux qui ont osé critiquer Cyril Hanouna, sur le plateau duquel les remarques sexistes, les rires déplacés, la bêtise pullulent.
Je suis en colère. L’argent manque pour les lits d’hôpitaux, pour la culture qui croupit, pour les gens qui dorment dehors, mais il y aura 10 000 policiers et gendarmes en plus d’ici 2022. Nos gares sont emplies de militaires qui marchent, nos rues sont pleines de ces gens armés qui nous terrifient plus qu’ils ne nous rassurent. Il y a quelques mois, iels ont violenté, iels n’ont pas cru mes ami.es, iels ont donné des amendes à des étudiant.es qui revenaient de leurs courses en retard, iels ont expulsé les ZAD de France. Iels seront des milliers de plus, au service du pouvoir qui asphyxie les colères.
Je suis en colère du reste : des égoïstes qui ne demande pas comment ça va, de celles et ceux qui détruisent, des avenirs obscurcis, des zones ignorées, de la lumière sur celles et ceux qui font mal, des hypocrites et des gens qui mentent, des incohérences, de l’injustice, de ce qui nous empêche de nous mettre en colère.
La colère est un outil politique légitime.
Elle est nécessaire.
Elle est importante.
Elle est indispensable.
Sans les gens qui se mettent en colère, nous sommes aveugles. Ils sont le tâtonnement des mains, le refus de l’inébranlable, l’agitation face au néant qui aplatit le monde.