HIER ÉTAIT ROSE

Les images de l’espoir immense d’il y a quarante ans, même si l’on connait les désillusions cruelles qui ont suivi et que déjà certain.es prédisaient, se télescopent aux profondes remises en question qui secouent le mouvement écologiste dont je fais partie. C’est un peu brouillon, mais j’ai essayé de réfléchir là-dessus. Il y a quarante ans, la gauche gagnait le pouvoir pour la première fois sous la Ve République. Je n’ai pas connu Mitterrand, je n’ai pas envie de le connaître. Je sais la suite, après le 10 mai. Ce qui m’attire, dans cette affaire, c’est cette déferlante de joie, ces éclaboussures d’allégresse qui jaillissent encore des vidéos de l’époque, place de la Bastille. Elles paraissent si étrangères au temps présent, si loin de la politique rabougrie que nous sommes obligé.es de côtoyer, nous, lointains descendants de ceux qui dansaient le 10 mai 1981. Je me suis appliquée à chercher les traces de ce qui aurait pu ressembler à cette liesse que je n’ai pas connue, dans mes expériences politiques. J’ai trouvé un moment et des interrogations que l’on entend de plus en plus et qu’il ne faut plus étouffer: pourquoi ne savons-nous pas nous accrocher aux étincelles ? Pourquoi l’immobilisme ? que faire de notre écologie ? comment créer la liesse d’une victoire ?

            Je me suis appliquée à chercher les traces de ce qui aurait pu ressembler à cette liesse que je n’ai pas connue, dans mes expériences politiques. J’ai trouvé un moment, des interrogations, et cette ritournelle : que faire de notre écologie ?

***

            8 décembre 2018. 

            Il fait froid dans l’appartement. Assis dans leurs fauteuils respectifs, mes grands-parents regardent les informations. En boucle, on repasse les images de la violence, les images de la peur, de la division, de la fracture, de la catastrophe. 

            Je prends l’air sur le balcon. Mon cœur bat vite, parce que j’ai le sentiment d’une puissance inédite. Des gens dehors, regardent le monde avec une fureur dans les yeux que j’ai envie de rapprocher de la mienne. On me dit qu’ils ne me ressemblent pas, qu’ils ne veulent pas ce que je veux, qu’ils ont refusé une taxe carbone et que je suis une militante écologiste. Je n’ai pas encore vingt ans. Je ne sais pas leur expliquer qu’ils se trompent, que mon écologie n’est pas celle d’une taxe carbone, qu’elle est politique et sociale, qu’elle représente l’utopie que le présent n’a pas su faire fleurir, qu’elle contient mes espoirs et ceux des autres, qu’elle fait le trait d’union entre nous et ces gens dans la rue. Leurs gilets s’agitent au loin, surlignent l’instant présent de fluorescent. 

            Une marche écologiste est prévue aujourd’hui. Les gilets verts marcheront dans les rues parallèles de leurs homologues jaunes. Des camions de CRS se préparent au saccage. Le gouvernement attend les frictions après les avoir excitées. Les Parisiens se barricadent, les rues se taisent. Devant les magasins, des palissades en bois, un silence de mort. 

            Mes pancartes sont prêtes, elles attendent, cachées derrière ma tête de lit. Je vis chez mes grands-parents. Ils ne m’interdiront pas de sortir ; je ne peux pas leur interdire de s’inquiéter. Ça les terrifie, cette foule qui prend la rue, ces milliers de personnes qui n’attendent plus, qui passent de la menace à l’exécution, qui croient à une révolution tellement fort qu’elles la font presque exister. On la sent, on peut l’effleurer. Le contemporain n’en croit pas ses yeux. Tout semblait si endormi, inerte. Les idéaux moisissaient au soleil. Tout allait bien. 

            « C’est dangereux. Tu vas te faire tabasser. Ce sera violent. On ne réfléchit plus, dans ces moments-là ». 

            J’ai les mots qui se bousculent. C’est regarder le monde se faire et se défaire à la télévision sans voir l’intérêt d’y prendre part qui est dangereux, ce sont mes rêves qu’ils matraquent, c’est la société qui est violente. C’est maintenant, plus que jamais, qu’il faut réfléchir. Je me souviens de ce moment. Je n’ai pas su expliquer, eux n’ont pas su comprendre. 

            Je suis partie avec mes pancartes, j’étais seule dans le métro. J’ai rejoint les cortèges écologistes. Les chants m’ont rassurée : ce n’était pas la guerre civile, juste l’espoir qui faisait trembler les écraseurs d’utopies. 

            Le cortège s’est élancé, j’ai rencontré une amie formidable, qui m’a raconté ce que je ressentais, et à qui j’ai dit ce qu’elle pensait. Nous étions soulevées des mêmes écœurements, mues par davantage qu’une volonté d’agir : le sentiment de ne pouvoir faire autrement. Nous étions aussi portées, ce jour-là, par une prise de conscience nouvelle : notre époque n’empêche pas les cris de colère qui s’ancrent dans l’action, la dignité pour construire, le collectif qui décide de se réunir. Cette puissance-là était nouvelle pour nous : nous sommes nées sous les crises, sous l’apathie, sous cette époque confortable où rien ne bouge, où les entraves sont trop grandes, où la paix achète nos silences. 

            Ce jour-là, tout le monde a retenu son souffle quand les deux cortèges, jaune et vert, se sont croisés. Moi aussi. 

            Je suis rentrée avec la photo, qui m’émeut encore à chaque fois que je la regarde, d’un gilet jaune bras dessus bras dessous avec un militant de Greenpeace.  Cette photo racontait mon écologie. Elle a fait taire les fossoyeurs d’espoir pendant un temps. 

            Cette manifestation a marqué mon cœur d’une empreinte décalée : le temps était gris et la peur habitait Paris, mais la porte qu’a entrouverte ce moment, celle de la possibilité d’autre chose, a laissé une tâche jaune dans ma mémoire. Quelque chose de joyeux. Quelque chose s’est embrasé ce soir-là, place de la République.

            Depuis, je tourne comme un lion en cage sans réussir à produire de l’utile. Les promesses qu’avaient déposé dans mon cœur cette reprise de pouvoir des gens, des silenciés, des humiliés, de ceux dont on voulait acheter le silence complice, n’ont jamais trouvé l’écho qu’elles appelaient. J’ai cru des mois à la révolution. Je n’ai pas su la faire arriver. Personne ne m’a jamais dit que c’était de ma faute, mais j’en suis convaincue. Je l’écris ici car la vérité me ronge, et elle ronge cette gauche à laquelle je crois, mais dont l’hypocrisie et l’aveuglement ne laisse jamais transparaître l’illumination sociale qu’elle pourrait représenter, quarante ans presque jour pour jour après la joie du 10 mai 81. 

            Mon constat est amer comme un citron. Parce que je crois que nos générations ont droit à leur 81, elles ont le droit à l’acharnement vers le mieux, et à un acharnement qui porte ses fruits. Nous sommes les générations de la désillusion et de la crise, du gris et du sur-place. Si la gauche gagnait, même pas sûr qu’on sourirait. On a la joie gangrénée par trop de désenchantement. Puisque nous en sommes là, il faut bien en faire quelque chose. 

            Il y a quelques jours, la loi Climat et Résilience a été votée à l’Assemblée Nationale. Sans que rien n’arrête trop son chemin tranquille : ni la rage des militants écologistes, ni les appels des scientifiques, ni les tribunes signées, ni les marches par milliers, ni rien. 

            D’ailleurs, tout ça se succède, tribunes marches appels des scientifiques. Ce cirque est lassant : il dure depuis trop longtemps. On ne sait plus quoi en foutre, de nos prises de conscience. On a beau les discuter, les écrire et les chanter, elles font comme une grosse masse inerte, devant nous. Nous sommes épuisé.es par le vide, déterminé.es sans trop savoir pourquoi, vers où, que faire. 

            Pourquoi cet immobilisme pesant ? Est-ce qu’on va trop lentement ou est-ce qu’on ne va pas ? est-ce qu’on peut aller plus vite et pourquoi est-ce qu’on n’y arrive pas ? est-ce que ça marchait mieux avant, est-ce que ce sera mieux après ? est-ce qu’on trouvera la réponse, est-ce qu’il y a une réponse, est-ce qu’il faut se poser la question ? 

            La question de l’immobilisme est une question qui m’obsède. Elle hante tous mes ami.es, elle défigure nos actions, elle gonfle nos doutes à l’hélium. Nous ne pouvons pas nous permettre d’être vains, et pourtant. Il y a si longtemps qu’il n’y a pas eu de joie. 

            Nous pouvons accuser les forces réactionnaires et conservatrices, nous pouvons pointer du doigt le mastodonte lobbyiste, la corruption des pouvoirs, les synergies économiques. Nous pouvons dire la vacuité des gestes individuels, l’impuissance de nos collectifs face à la machine de guerre née de la révolution industrielle. Nous pouvons nous cacher derrière les divisions, derrière l’époque qui atomise et réduit les marges de manœuvre. Nous pouvons affirmer que nous savons mobiliser, que nous mobilisons bien et suffisamment. Nous savons que c’est faux. 

            Nous n’y arrivons pas. Ça ne veut pas dire que nous n’y arriverons plus. 

Il nous reste des idées en vrac, des constats entassés, dont nous pouvons encore nous saisir. 

            Cesser de confondre action politique et expression politique. Nous ne convaincrons pas ceux qui détruisent. Nous mouiller. Sauter dans l’eau et faire barrage. 

                        Nous autoriser la complexité du problème : le solutionisme est une caractéristique de notre temps marqué par le triomphe de l’efficacité, il nous fait ressembler à eux, qui veulent les réponses avant d’avoir correctement posé les questions.  Il est temps d’accepter qu’il n’y a plus de réponse simple : il faut sortir du jeu, ne pas se laisser enfermer dans les rhétoriques d’accusations et d’inversion des rapports de force, ne pas les laisser nous coloniser. Nous n’avons pas intérêt à gagner à leur jeu. 

            Entendre alors les propositions qui viennent d’une autre matrice, et faire plus que les écouter : les incarner. L’écoféminisme, auquel je crois tant, qui nous intime de nous reconnecter aux intimes politiques. À l’émotion, à la solidarité, au soin. Prendre le temps politique et ne plus nous le faire imposer. Accorder de l’importance à chaque interstice de liberté, tout le temps, partout. Parler à nos voisin.es, créer des espaces d’entraide et de discussions, s’octroyer la liberté de vivre comme nous l’entendons. Passer de l’intention à l’action passe souvent par l’émotionnel. Le sensible. 

            Chercher dans ces directions. 

            Tout en acceptant que notre monde n’est pas le leur : il n’y a pas de recette pragmatique aux problèmes que cristallisent notre époque. Il y a des millions de cœurs qui peuvent acceptent de tendrevers un idéal au travers d’une multitude de choses et de choix. Le chemin mérite qu’on s’y attarde, dussions-nous n’en jamais voir le bout. C’est ce changement de paradigme dont notre époque a besoin : la dignité du chemin, face à la froideur des lignes d’arrivée. 

            Ce chemin qui peut être la route vers la joie réconciliée avec la politique, celle qui danse dans les sourires sur les photographies de mai 1981. 

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s