On a tous manqué de quelqu’un. Alors on peut tous lire ce texte et le comprendre, même si ça n’apaise rien, même si ça ne digère pas, même si tu m’obsèdes entres les lignes dans les mots et sur les lettres. C’est au moins posé sur le papier. Peut-être qu’on peut se permettre le luxe de la poésie.
Parce qu’on est le milieu de la nuit et que tu me démanges.
Parce que tu as arrêté de me manger et que moi j’ai arrêté de manger.
Parce que je sais plus trop où j’allais, avant qu’on partage le chemin.
C’est une sensation étrange. Avoir eu. Au passé. Le remarquer lorsqu’on n’a plus. La main qui se referme sur du vide, celle qui a toujours cru que c’était possible, d’attraper les nuages. Ces choses-là sont belles parce qu’elles peuvent s’échapper. Elles finissent par heurter, c’était acté. Ça n’empêche pas les regrets, les constats, les heures à penser tes contours, à poser les questions.
Comment combler ? comment leurrer le cœur, tromper mon âme, lui faire croire qu’il y a toujours, encore, de quoi marcher, de quoi avancer, devant, le pied, l’autre, encore ?
Tout est devenu le sable d’un grand désert, je ne vois plus les gouttes d’eau, tu m’as emmenée si loin dans les dunes.
On dit qu’il faut s’essuyer le nez qui goutte et les yeux humides avec les revers de la manche, avancer sans risquer la perte d’équilibre dans de trop longues considérations. On se jette à la vie, comme un désespéré sous les rails du métro. On se fracasse contre le cours des choses, contre ce qui continue, contre ce qui n’a jamais cessé alors qu’en nous les battements du temps ont arrêté. Remplir artificiellement, rajouter des jours aux calendriers, en supprimer les nuits.
Les nuits sont terrifiantes. C’est simple : les nuits, on ne peut pas prétendre être occupé.e à autre chose qu’à y penser. Les nuits éclairent ce que l’on maquille. Les nuits entortillent tes mains dans les miennes, m’y font croire. Les nuits me torturent.
On ne dit pas assez que les gens les plus occupés sont souvent les plus tristes, on ne dit pas non plus que malgré tout il leur reste encore l’épreuve des nuits, à eux aussi.
Je me suis perdue dans des considérations sur toi, parce que tu m’intéresses aussi bien quand tu as disparu. Peut-être même plus, mais je ne crois pas.
Je t’aime et ça ne sert plus à rien, c’est idiot.
C’est injuste, je commence à écrire la fin sans avoir dépeint le début. J’en ai pas eu le temps. Tu ne me l’as pas laissé.
Mais enfin tu n’es pas coupable, et moi non plus, c’est affreusement déserté par la faute, notre histoire. Il faut tout recevoir comme des gifles et n’avoir personne à qui les retourner. C’est que le moteur est tombé en panne, qu’on a fait du surplace parce qu’on ne savait plus vers où aller, qu’on s’est rentrés dedans en tâtonnant, que les auto-tamponneuses nous ont trop abîmés. Qu’on n’a pas su s’aimer.
Il y a les doutes, car je ne suis jamais trop sûre. Je doute, et les possibilités dont regorgent le monde tout d’un coup sont malvenues : il y a le pouvoir quelque part en moi, de te ramener, de te raccorder à mon bateau, de me contorsionner pour que tu rames jusqu’à moi, il y a cette croyance abrutie de te vouloir si fort que ça suffirait à t’ancrer à côté de moi. Je ne peux pas effacer ces possibilités, elles me pendent juste là, elles font mal comme si c’était ma faute, comme si je pouvais me lever et venir te chercher, te trimballer comme un baluchon jusque chez moi pour que tu y restes. Mais on ne fait pas recommencer le temps. On ne prolonge pas les bêtises qui doivent se taire. C’est déchirant d’effleurer du doigt ces hypothèses où nous existons encore. Ça me froisse. Les papiers froissés finissent dans des corbeilles un jour ou l’autre. Je ne veux pas être caduque mais je ne suis plus utile à te regarder vivre, je ne peux plus me contenter de ça, je dois me satisfaire des autres choses qu’il faut recommencer à voir, le soleil, les bancs des parcs au pied desquels grignotent les pigeons, les colliers des grands-mères, les menus des restaurants. L’arrière-plan que tu ne voiles plus. L’arrière-plan m’éblouit. Je ne sais plus le regarder, tu as volé mes yeux.
Il y a ces bruits qui résonnent de toi et que je chasse parce que la puissance de l’amour se noie dans la banalité : le refrain d’une chanson, une papeterie au coin d’une rue dans laquelle nous avions attendu la fin de l’averse, les habitudes du matin, des mots que tu n’aimes pas sur les lèvres de quelqu’un d’autre et l’absence de tout complice pour les médire.
Il y a tous ces rêves éventrés par terre, ces volontés de mieux vivre et de ne rien faire, d’engloutir le temps au fond de tes yeux. Je voulais nous garder enfermés dans cette chambre exigüe et voilà, tu vois j’avais raison : tu as disparu. Les jours t’ont enlevé. On m’a retiré le futur de tes bras. C’est injustifié, il n’y a pas d’explications, juste la rature. Dégoûtante, ridicule, baveuse.
On raconte que les poules guillotinées continuent de marcher sans leur tête quelques secondes encore avant que le reste du corps ne s’effondre. Je ressemble à une poule à qui on a tranché la tête, je marche à l’aveugle, je n’ai pas si mal, je ne constate pas les dégâts, il ne peut pas y en avoir, je suis trop sereine pour qu’il y en ait, je regarde devant sans avoir mes yeux, je suis opérationnelle sur le chemin sans qu’il ne me reste rien, il ne faut pas s’arrêter pour voir. Et pourtant je les porte, et pourtant je les traîne, partout où je vais ils sont là, pesants. Ils déforment mon quotidien, te foutent dans toutes les petites brèches restées béantes. Il faut me concentrer pour t’oublier quelques instants, pour ne pas que tu me hantes. Tu me hantais moins quand tu étais là, je t’aimais moins quand je le pouvais. Je ne peux jamais me débarrasser de toi, tu m’encercles avec le souvenir de tes cheveux, de ta bouche, de ces mains, de ces infernales fossettes qui s’effacent parce que la mémoire crève de n’être pas nourrie. Ce n’est pas moi qui décide mais tu me parasites, je n’y peux rien, c’est comme ça. Il faut s’y résoudre, il faut accepter, te laisser me ronger les os, me dévorer l’intérieur.
Je serai maigre quand tu reviendras, tu m’auras trop mangée de n’être pas là.
J’ai dit « quand », encore.
Tu m’as poussée à t’aimer comme ça, pour rien, et je t’en veux. Je t’en veux de croire que c’est parce que c’est toi et que tu es particulier, j’ai pas envie de flatter, je ne suis pas là pour flatter, tu m’agaces d’avoir raison, tu m’agaces que je t’aime, ça m’insupporte, ça me dépasse. J’ai envie de m’asseoir dessus, de l’enterrer mais j’y arrive pas, tu comprends ça ? Tu comprends pas, tu crois que c’est pour toi, que c’est parce que t’as bien fait les choses, mais non tu les fais mal, tu me fais mal et pourtant, encore encore encore et toujours, les années passent et il y a ce truc qui reste et qui m’engloutis, cette phrase sans point qui traîne dans ma nostalgie.
Je pouvais le dire, l’exorciser, le hurler à tes oreilles et elles se sont fermées, et de nouveau, je le garde dans moi, et de nouveau, ça me brûle d’un feu qui s’étouffe.
J’avais pas de répit de toi, j’en ai trop.
J’ai envie de t’avaler, j’ai pas envie que tu viennes, pas envie que tu partes. Je déteste t’aimer. Je vais nous écraser avec ce poids, ce poids qui n’en finit plus de peser. J’en oublie comment adorer normalement.
Il y a des larmes hier qui ont abusé mes yeux, c’est pour ça que je te raconte ça, aujourd’hui. J’ai envie que tu me dises des choses comme un enfant qui pleure, comme si les sanglots pouvaient convaincre mieux que le reste, mieux que les existences qui se sont croisées sans s’attraper, mieux que la vie qui n’a pas su y faire.
Je te désire si simplement, si terriblement simplement, que je crois avoir le droit de toi. Je te le dis tout bas comme ça, avec des mots qui ne résument rien, qui n’y arrivent pas. Je te le dis parce que ça me rend triste, triste comme les histoires qui finissent d’avoir trop commencé, celles qui n’ont pas existé alors qu’elles auraient dû, ces choses qui dérapent et qui meurent, stupidement.
C’est fou comme le manque arrive à retardement. Il faut le temps de se dire qu’il y a un trou, de comprendre qu’il s’étirera dans le temps, de perdre patience, de se trouver bête, soudain, la tristesse sur les bras. Une souffrance timide, qui se tait quand il y a du monde.
Ce qui est dur, c’est aussi le décalage persistant, persifleur, entre ce qui reste et son évanescence. Les traces d’une histoire dont nous sommes seuls dépositaires, qui resteront, qui pèseront de leurs poids sur nos vies dispersées, et leur inconsistance matérielle. Le vide des pièces désertées par toi, qui entre en collision perpétuelle avec le trop plein que j’ai de toi. Le silence de ton odeur qui me ravage.
Les signes, les signes qui courent partout, dans chaque ruelle, dans tous les films, même au fond des assiettes que je finis pas, dans les traits d’eye-liner du miroir qui m’observe, seul, et qui me rappelle que tu m’obsèdes. Je me vois l’obsession dans la glace. Elle me glace.
Je voudrais savoir ce que je t’ai laissé, je voudrais t’avoir laissé quelque chose. Je voudrais que tu ne m’aies pas laissé le triomphe des nuits qui pleurent. La vie transparente.
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