« On ne pense pas mieux quand mille personnes hurlent la même chose », Brassens
« J’étudie à Sciences Po, ce qui m’a quelque peu forcée à plonger mon nez dans le monde et ses affaires, constater que tout ne va pas très bien, mais qu’il va falloir s’en accommoder et en faire quelque chose tout de même. Depuis longtemps, ma manière d’en faire quelque chose passe par l’écriture. »
Voici le début de ce que j’ai raconté à des éditeurs dans un courrier qui accompagnait le premier manuscrit que je n’aie jamais fini. Je ne sais pas où mènera cette aventure : quelque part, j’en suis sûre. Ce tas de lignes comprimées dans un fichier Word, qui résument assez bien les raisons de ma présence sur Terre, j’ai mis presque vingt-deux ans à les formuler correctement. C’est la preuve qu’une année importante vient de passer. Alors voilà une sorte de bilan de tous les mots que vous avez pu lire ici, des discussions que nous avons eues, du premier anniversaire de Motus et de celui de mon chat, des hésitations balayées par la détermination, de l’illégitimité au sentiment d’avoir trouvé ma place, de la force d’une petite étoile qui brille dans le ciel et qui s’appelle Fabienne, Charlotte Delbo, et toutes ces âmes qui ont brillé si fort cette année qu’elles m’ont éclairé la route.
Il y a presque un an jour pour jour, j’ai décidé d’ouvrir un blog, pour y déposer des bouts de moi. Des trucs que j’avais écrit, un beau jour ou un jour moche, le long du chemin. Je m’étais confrontée à la censure, la censure économique, au fait que quand tu ne possèdes pas les moyens de diffusion des idées et des mots, tu finis souvent frustrée, tes piles de travaux sous le bras, à regarder celles et ceux qui brillent dire un peu n’importe quoi et beaucoup de vide. Ça ne dérange pas. C’est bien comme ça. Mais il y a la marge, à côté. La marge qui s’étouffe à côté.
Marin Karmitz, quelqu’un que j’admire beaucoup, dit souvent que la création, c’est une marge et un centre. Que le centre est pourvoyeur de moyens, d’infrastructures, de logistique. Que la marge est le pas de côté dans lequel peut s’inscrire la création. Qu’à force de se soucier du comment davantage que du pourquoi, du pragmatisme et de ses règles et de ses courbes et de ses chiffres, la marge a été grignotée par le centre, par l’uniforme et la pensée cadrée, rationnelle. Pourtant la marge est indispensable. On ne peut pas créer du neuf sans ces cervelles qui pensent différemment, qui ne sont pas contaminées encore par la médiocrité dans laquelle notre siècle se vautre, qui n’ont pas le souci de l’efficace mais du sensible. Ces cervelles existent, elles sont partout où l’on s’autorise le hors norme, elles œuvrent dans les interstices de liberté, elles se déploient là où la culture est encore quelque chose qui compte.
Il est plus important que jamais, pour le centre, de rester pourvoyeur de moyens généreux, large, protecteur. Quand les artistes ont le souci d’avoir les pieds sur terre parce qu’ils ne peuvent se permettre la tête dans les nuages, c’est toujours mauvais signe. Il faut préserver les îlots où le différent peut être exploré, étalé, découvert. L’art et les artistes.
Il y a un an je n’avais pas réfléchi à ça, peut-être que je n’aurais pas compris, ces histoires de marge et de centre, de l’importance de l’art et d’un certain anticonformisme. Mais je l’expérimentais, et quelque part, ce sont avec ces réflexions tombées sur le bout du nez aujourd’hui, que je réalise l’importance de ce que je me suis autorisée à créer hier.
J’ai créé Motus et Langue Pendue, un blog, il y a un an. Son nom ne me convenait pas. Je n’étais pas certaine de moi. Mais je croyais avoir le droit à l’expérimentation.
« Ne vous étonnez pas de voir passer, au hasard des jours qui viennent, des réflexions étranges, des idées en l’air et des illuminations débiles, des boules de colère et des pétales de joie, des bouts de vie et des bouts du monde. Ne les jugez pas trop sévèrement, ils ne servent à rien et m’aident beaucoup. Ce que je raconte, ce sont des bouts de mon monde, avec mes lunettes à moi qui ne prétendent voir pour personne d’autre bien sûr, mon existence dans la folie de l’humanité, en toute subjectivité. Je ne sais pas ce que deviendra ce vacarme des jours, ou s’il deviendra quelque chose, mais je le donne à celles et ceux qui voudront bien le lire. » – ça c’est le premier truc que j’ai publié par ici.
J’avais raison. Grâce à cette expérimentation, j’ai pu relier les deux parties de mon âme qui se couraient après sans s’attraper, les enlacer : la création et l’engagement. J’ai tiré de toutes mes forces sur un bout et l’autre de la corde. Le bout et l’autre, l’art et la politique. La création et l’utilité. L’écriture et ce qui me porte. Comment je pense le monde et comment je le vis.
Avant ils existaient séparément : cette année est un pont. Un pont entre la marge et le centre.
Ce pont, je l’ai bâti au cours de discussions au micro de différents podcasts, au milieu de rencontres avec ces personnes qui m’inspirent, en m’abreuvant des mots et de l’art des autres, en échangeant avec celles et ceux que j’aime. J’ai eu la chance d’être entourée par des papillons de bienveillance qui m’ont tendu des trampolines pour rebondir quand je ne comprenais plus trop mes gribouillis, qui m’ont soufflé des mots doux à l’oreille quand j’avais besoin d’en entendre, et même quand je n’’en avais pas besoin. Je ne les remercierai jamais assez, eux qui n’ont peut-être même pas conscience de l’impact dynamitique qu’ils ont eu à l’intérieur de moi.
À écrire et à penser, j’ai aussi appris à me sentir légitime. À combattre avec mes armes, honnêtement, en écoutant le monde dehors et les mondes en moi. J’ai appris qu’on ne peut jamais être complètement sain d’esprit dans un monde de fous. Qu’on a toustes nos mots à dire.
Depuis quelques semaines, je croise beaucoup d’ami.es qui sont en pleine création. Iels se lancent. Iels essayent. Iels n’hésitent plus. J’y vois tellement d’espoir, de reprises de pouvoir, d’illuminations. Toutes ces voix qui, en s’autorisant leurs chemins propres, travaillent de concert.
Dire les choses, leur trouver une justification d’exister. Les sublimer en exposant leur atrocité banale. Ouvrir les imaginaires pour créer de nouveaux possibles. Nouer nos récits pour mieux cohabiter. Raconter les vraies choses pour être de vrais humains, pour pouvoir se dire : « c’est moche, mais tu le racontes comme moi ».
Motus, c’est un média enfant de la pandémie mondiale et du reste de ce qui ne va pas. Pour tous ceux qui se sont trop tus, c’est une plateforme pour nouer nos récits, rapporter des paroles, et faire le portrait du monde avec les moyens du bord. Parce que c’est en réhabilitant l’art et ce qu’il peut contenir de révolutionnaire, en apprenant à scruter la société avec des yeux lucides et dignes, en rencontrant les mots des autres, que nous pouvons vivre mieux dès maintenant. Ici, il ne s’agit pas d’un futur hypothétique mais d’un présent qui a le droit d’exister, lui aussi. Au travers de sons, d’écrits, d’images, et de nos manières intimes de ressentir le monde, ramener la politique à nous. Voir la grande histoire dans la petite. Reprendre la main sur nos destins communs en les racontant.
Rappelez-vous, ça avait commencé comme ça :
« Fabienne, j’ai décidé d’écrire. Au nom d’une Charlotte qui inspire et émeut la Charlotte que je suis. Et pour toi. Peu à peu, j’entrevois bien un futur qui s’indigne, qui dérange les pouvoirs en place, un futur puissant. J’ai tellement cherché comment en faire partie, alors que c’était là, juste sous mon nez. Après tant de questions, je vais commencer par la plume. La langue pour mieux acculer les vieux mondes.
On peut faire pousser la révolution dans l’encre et le papier. Aux mots de Delbo, je voudrais donner les miens. »
Extrait de Lettre à Fabienne, le tout premier billet.
Motus prend des vacances pour la tête. Ne jamais oublier qu’un artiste qui ne fait rien d’autre que de l’art est nul. Il faut vivre, ramasser de la matière à créer. Il se passera peut-être des choses, au hasard des jours de l’été, sur ce blog au nom douteux. Je crois qu’il faudrait que je me repose, je crois moins au fait de savoir fermer ma bouche tout l’été. On verra bien. En tout cas, on se retrouve en septembre.