La parole publique est d’un ennui monstrueux. Des révolutionnaires fougueux aux conservateurs acharnés, leurs mots se hachent de la même manière, leur parole se glisse dans les mêmes interstices, et nous courons après du vide. Il est temps de nous réapproprier des détails qui n’en sont pas.

Je n’ai rien à vous dire et je suis bien la seule. Les édito s’excitent, les plateaux télé s’agitent. Le grand ramdam de la présidentielle se déploie, les grands manitous sont choisis, les sorcières à chasser aussi. Même ici, entre nous, vous n’avez aucune envie de continuer à lire la banalité de ce que j’écris, de ce que l’on ressent et ce qu’on s’échine à décrire encore sans rien changer. Les petites phrases choc s’empilent, les polémiques stériles s’entassent, les débats vont s’égrener. Au milieu de tout ça je suis, comme vous peut-être, les bras ballants, le souffle court, les mêmes critiques cent fois répétées au bord des lèvres. Je ne sais pas quoi ajouter, iels n’ont pas besoin de nous pour en rajouter. C’est la course aux mots, le triomphe des futilités, la bataille du vide. C’est l’orgie des coqs, l’étourdissement des volontés, l’embourbement de la conversation.
Au-delà de programmes politiques ou des utopies poétiques, par-dessus le fond, la forme est aussi politique. Il faut agripper les détails qui nous dépouillent de notre portée politique. Ils ne sont plus les détails, ils deviennent l’essentiel à mesure que nos voix sont étouffées. Comment dire, comment parler, quand et à qui ? Nous prenons ces réponses pour des évidences : il y a des algorithmes, un tourbillon médiatique et un temps pour les mots qui nous dictent ces évidences, et il devient urgent de les ignorer.
De temps à autre, une parole parvient à me faire sortir de ma torpeur, moi, à m’arracher une oreille, une seconde à prêter mon tympan. Cette parole raconte ce que je n’entends pas assez, elle ressemble à la mienne, elle tremble ou peut-être hésite-t-elle. Elle promeut, en tous les cas, des valeurs qui me sont chères, des valeurs qui brisent le cercle vicieux des dominations et des pouvoirs qui empêchent le vivant d’être vivant. Elle parle de redistribuer, de ralentir, d’écouter, d’aimer, d’imaginer, d’être. Cette parole c’est le surgissement dans l’espace médiatique, d’une association, d’une femme politique, d’un bon journaliste. Des moments de grâce où l’impitoyable présent est suspendu dans un filet que lui tend l’humanité discrète, quand, tout à coup, elle dévoile sa voix forte.
Alors quand cette voix entre dans le débat public, j’y crois, évidemment, j’y crois.
Toujours, on m’y reprend.
C’est qu’il faut que je me fasse, que je m’habitue au ton des échanges, au calque qu’ils reprennent, au moule dans lequel ils se coulent encore, aux habitudes qui resurgissent. Et puis tout s’imbrique, tout répond au système qui provoque, tout court sur les pistes qu’il trace, tout réagit quand il agit. Même les paroles les plus révolutionnaires lui sont quelque part subordonnées : elles obéissent au temps qu’il leur impose, au cadre qu’il leur donne, aux mots qu’il leur met dans la bouche. Il rend inaudible le sens, il laisse visible la forme, qui est lisse, égale, profondément barbante. Les idéaux les plus subtils sont réduits à des punchlines de publicitaires à l’ère du néant politique. Mais plus personne n’écoute ! Nous sommes saturé.es par les voix qui semblent toutes nous raconter les mêmes choses, des extrêmes aux tièdes, des sérieux aux fantaisistes, des humains aux robots.
C’est pour cela, que le diable est dans les détails. C’est pour cela qu’il faut des voix brutes, des voix qui chutent et qui tombent, des voix qui trahissent l’émotion et qui traînent l’hésitation, des voix qui palpitent. C’est pour cela qu’il faut des mots doux, des mots qui donnent au lieu de reprendre, des mots qui construisent le monde sans ruiner les autres. Des silences aussi, qui laissent ouverte la porte aux turbulences, aux détours, aux dissidences sages et aux saccages qui dansent. L’erreur qui peut se glisser là, l’émotion et les larmes qui frisent, la rage intacte au creux du corps.
J’écris avec poésie, c’est peut-être à n’y rien comprendre mais la poésie c’est important aussi, et puis ce que je dis là c’est simple : on ne peut porter autre chose en politique sans modifier aussi la manière qu’on aura de porter cette chose nouvelle, sans refuser de se plier aux injonctions d’une parole publique qui prend les gens pour des imbéciles et les mots pour du marketing, sans se retirer des spirales d’une parole dévoyée, abrutie, aplatie.
Pour cela, il faut du courage politique, et pour l’instant, nous n’en avons pas.
Davantage que du courage même, il nous faut l’hérésie. Seul.es les hérétiques aujourd’hui peuvent penser qu’une voix non conforme, une voix décalée, une voix poétique, une voix qui trébuche, pourrait réussir à pulvériser un système qui résiste si bien aux assauts des voix audibles qu’il ne craint pas.