Parce qu’après une histoire abusive, un déchirement qu’on appelait amour, ce qu’on essaie de recoller après les abus et les coups, viennent aussi les traumatismes. On parle si peu de l’après, de cet ébranlement qui résonne encore dans les fondations de nous-mêmes alors que tout est rétabli à l’extérieur. Je suis partie à l’exploration d’un traumatisme, je l’ai pris entre les deux yeux et je l’ai obligé à dire.

Parfois j’ai l’impression d’en revenir toujours à ça, de déborder de ça, d’être pleine, emplie de cette chose-là. J’ai envie de l’écrire partout, elle fait déraper mon stylo, exploser mon encre. Ça dégouline, c’est infâme. Il y a beaucoup de nœuds à démêler, il faut dire. J’ai un flot de paroles encore à dire, ça ne se tarit jamais, ça reste, ça fuit, j’engloutis moi et les autres dessous parce qu’à force de dire peut-être qu’un jour je comprendrais ? Peut-être que je le trouverai, le point, le point à la ligne. La fermeture des guillemets. La pièce de puzzle qui mettrait toute ma vie en ordre, qui donnerait sens à ces gifles.
C’est une histoire de traumatisme. Ceux qui ne se voient pas, qu’on ne soupçonne pas. Ceux qui sont voilés par l’inoffensif du mental, par l’insignifiance de ce qui n’est pas les coups mais qui est la violence. De la violence, c’est peut-être même la source, la résurgence, la naissance. Le fait que cette violence-là, ces douleurs tordues par l’ignorance, ces souffrances assourdies par le silence, ne soient pas prises pour ce qu’elles sont, c’est à partir de là, la dégénérescence.
Le feu continue de brûler des cellules, même la main sous l’eau froide. J’ai les cellules en flammes. Des mots m’ont mise sur le bûcher, des attentions et des regards, des choses qui font mal.
J’ai mis du temps à le saisir, à capturer l’essence de cette écharde qu’il m’était resté de toi, là sous la peau. J’ai mis du temps à comprendre que j’avais beau dire « ça ira mieux, c’est fini », ça ne terminait pas les choses qui durent. J’ai mis du temps à voir que j’étais étirée dans le temps comme un chewing-gum, que ce qui s’était passé sur mon corps n’avait pas eu le temps de se passer aussi dans ma tête, que la suite allait être atroce. Après l’accouchement : l’intérieur creux, les chairs brisées, et plus rien au-dedans du ventre pour se tenir chaud, pour avancer au nom de, pour faire vivre de l’amour.
Je me dis qu’au fond, je suis tombée sur un sale mec, ce n’est pas si compliqué que ça. Quel besoin de phrases abracadabrantesques, d’histoires compliquées et de suite sans fin.
Je l’avais repéré depuis longtemps, en réalité. Celles qui en meurent ne sont pas connes, elles sont pleines de confiances inébranlables, qui ne supportent pas d’être déboussolées par ce qui est aussi injuste qu’arbitraire : l’instinct de prédateur niché au creux de celui qu’on aime profondément. Je ne me suis pas fait avoir, je me suis laissé avoir, je n’ai pas agi pour qu’on ne m’obtienne pas, on m’avait, c’était acté. J’ai décidé de me laisser gangréner, j’ai accepté qu’on me parasite, j’ai signé avec élan le contrat qui allait me lier à cette affaire dans le meilleur comme dans le pire, et le pire dure davantage que je n’ai pu profiter du meilleur. Enfin, ce n’est pas grave, car on sent toujours, car on a toujours cette intuition monstre qui nous montre les monstres. On l’ignore. On fonce, parce qu’on croit être plus forte, et peut-être que c’est vrai, peut-être qu’on l’est. On pense que c’est ça le pire de toute façon, le moment, ce truc qui explose et nous déchire, cette domination sans trêve, cet attendrissement devant la maltraitance.
J’ai cru qu’on arriverait à s’aimer de manière propre et lisse, même la violence me paraissait avoir ce devoir de transparence, d’absolu, mais parfois il n’y a rien de logique, parfois il y a juste les sautes de courant dans ton cerveau, pas de cohérence, pas d’intelligence, pas de manière collective de regarder devant, là où l’on met les pieds. C’est souvent le plus difficile à accepter, ce vide, cette absurdité du non-sens, cet acharnement du chaos. L’acceptation est lente, le deuil se traîne. Mais ce qui vient après, personne ne nous y a préparé.
On pense que c’est ça le pire, le moment, ce truc qui explose et nous déchire, cette domination sans trêve, cet attendrissement devant la maltraitance. Mais il y a autre chose. Les démons d’après, les démons invisibles, dont on ne perçoit que les cicatrices béantes dans les cratères de la vie.
Après toi j’étais nue. Je n’avais que ma peau derrière laquelle me cacher et elle me paraissait translucide. Les gens me voyaient et je ne me voyais plus. Je ne savais plus qui être, je savais plus être capable d’être aimée. J’ai peur sans cesse qu’on m’abandonne, qu’on me laisse là, stupide. J’ai peur de ce monde que tu m’as rendu affreusement gris, terriblement noir. J’ai peur de parler encore de ces peurs, j’ai peur qu’elles soient toujours là, en filigrane, qu’elles finissent par me définir, me boucler, m’encercler. J’ai peur d’exagérer, d’en faire trop, j’ai peur qu’on se dise que je n’étais pas assez robuste, que je suis bonne pour la poubelle parce qu’une grenade m’a éclaté au visage et que je n’ai pas su m’en prémunir. J’ai peur qu’on balaie d’un revers de main ce qui se passe « après », dans mon crâne, dans mes os. Tout craquèle à l’intérieur, tout est fissuré. Il y a beaucoup de brèches dans lesquelles se glissent la rancœur, la souffrance, mais aussi l’hébétude dans laquelle je suis au milieu des ruines de moi-même. Je ne comprends plus rien à rien, tu comprends ?
Mes analyses sont brouillées, tu m’as bousillée. Le cœur, mais surtout le cerveau. Tu as tout déréglé là-dedans, c’est un champ de bataille laissé pour compte et qui ne compte pas. Je me demande sans cesse où est l’arnaque, le bluff, le coup de poker. La vie est devenue un plateau d’échec, et les échecs sont les miens. Tout joue contre moi et je sursaute à tous les coups. Je m’épuise à ne plus dormir, à chercher partout les traces de ce qui m’attaquera à la javel la prochaine fois. Je n’ai pas vu venir et je crois encore que j’aurais pu, alors je me barricade dans une détresse insoupçonnable, ridicule, microscopique. J’ai la spontanéité en horreur, je suis terrifiée par les choses vraies, parce que tu m’as appris qu’elles n’existent que dans la subjectivité de l’instant. Mon échec, celui qui les résume tous.
Les nôtres. Car j’en ai assez de porter seule le poids de ces crachats inexpliqués, de cette déchetterie relationnelle. Car Mona Chollet a sorti un nouveau livre où elle réinvente l’amour et que beaucoup de femmes ont déjà pensé : les hommes ne démêlent jamais les nœuds.
J’ai le droit de parler, et tu n’as pas le droit de ne pas m’écouter. C’est ta faute ce qui arrive. C’est toi qui devrais payer, qui devrais m’aider, qui devrais crever. Et pourtant c’est moi qui suis là, avec tout ça, tout ça sur le dos. Sur le dos, les bras, le cou. Ça me tord, ça m’essore.
C’est un traumatisme, il a l’air très doux.
C’est un traumatisme, ce qui me reste de nous.
C’est un traumatisme, je suis toujours dessous.
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