RÊVES RÉVEILLÉS

Parce que les rêves des enfants sont colonisés par le capitalisme et que la bourgeoisie est son meilleur paravent, parce qu’on ne se rend pas compte de l’importance de ces espoirs calqués sur un modèle voué à l’obscurité, ces ambitions plaquées sur ce qui s’effondre.

            Il y a quelques jours, pour une intervention au Palais d’Iéna, j’ai passé la journée dans le XVIe arrondissement parisien. Du nom de ce lieu, je ne garde en moi qu’une abstraction qui sent le parfum cher et qui a l’air blanc des façades immaculées et de ses occupants. Un quartier silencieux, où les restaurants coûtent trop chers pour que je m’attarde même simplement à y lire le menu, où la vie se déroule à l’intérieur, en cercles clos, en vases fermés, dans des bulles où il y a des gens toujours beaux qui promènent des petits chiens et des grosses voitures. Une abstraction qui, à force de n’avoir plus de quoi s’alimenter en termes concrets, s’est peu à peu transformée en caricature.

            Jusqu’à ce matin là, au hasard des rues qui s’égrenaient, leurs pavés, leurs fleuristes, leurs ardoises. Un décor si propre qu’il en nettoie l’âme, qu’il la laisse inerte et sans substance, lisse et imperturbable dans son écrin qui brille. Le Troca, Iéna, rue Boissière,… et puis la petite rue qui remonte tout d’un coup… cette petite rue… qui claquait dans l’air quelque chose de familier soudain, même si ça ne l’avait jamais été complètement, familier.

            J’ai été transportée cinq ans en arrière. J’avais dix-sept ans et je préparais le concours de Sciences Po. On n’y connaissait rien, chez moi, dans ma banlieue. J’avais un carnet bleu. Je classais les hommes en cravate, les femmes en tailleur. Gauche, droite. Je me sentais inculte, je me sentais exclue. Je me classais toute seule. Je me sentais déclassée. Sans classe.

            Je n’avais qu’une seule chose en tête ces jours-là. Déguerpir de chez moi où il y avait une odeur de rien du tout, partir loin là où les rêves se réalisent, là où il y a quelque chose à souhaiter, des trucs à vouloir. Loin, les rêves, les souhaits et les vœux, c’était intramuros. À Paris, la capitale. Mon horizon, ce qui allait me sauver, me mettre sur les rails de la vraie vie, de la vie qu’on peut mener et des désirs qui prennent une consistance.

            Je dis ça parce que je serais peut-être, je serais probablement, tombée en dépression chronique, si on ne m’avait pas nourrie de l’intérieur avec des bonheurs tout fabriqués, des aspirations bien modelées, des schémas à reproduire, des ambitions à se construire. Ça devait se voir sur ma gueule, ça devait se lire sur ma tête. Mes parents ont accepté de me payer cette prépa à un prix exorbitant, dans le XVIe arrondissement, ils ont accepté de croire qu’ils ne pourraient rien m’apporter et qu’ils devaient déléguer ça à des gens qui travaillent dans cet endroit tout faux pour que je m’embrase, pour que je prenne feu.

« Ne pas savoir donner d’espoir à nos mômes fait de nous des adultes inutiles. » Je ne sais plus où j’ai entendu ça.

            Je ne sais pas si c’était bien, mauvais. Je ne sais pas si ça a légitimé un système économique et sa grappe sur l’éducation, je ne sais pas si j’ai été un engrenage de ce qui broie ceux dont les parents refusent de payer, je ne sais pas si je serais entrée à Sciences Po sans cette aide-là ou si c’était le fait d’une certaine pression sociale, l’envie de rembourser la dette que j’avais contracté à l’égard de ma famille essoufflée par le prix de mes ambitions d’enfant. Une pression dont découlait mon propre travail buté, un décharnement dans l’acharnement puisqu’on m’avait dit qu’être un bulldozer était le seul chemin et que je les croyais ; je n’avais rien d’autre à quoi me raccrocher. En tout cas, on n’y connaissait rien nous, et j’ai fini là, moi.

            La machine à rêves était en route. Au bout du RER A, il y avait les immeubles hausmanniens, la Tour Eiffel, des voitures lisses et brillantes. Il y avait des gens avec une peau de pêche, des vieux qui ont l’air jeune, des grilles hautes derrière lesquelles il y a de l’or et des diamants et surtout les choses que j’imaginais vouloir. Les autres autour de moi savaient ce que je ne savais pas, ils s’intéressaient à ce qui ne m’intéressait pas, voulaient ce que je ne connaissais même pas. Je prenais ça pour de la distinction, je croyais qu’ils avaient atteint quelque chose que je n’arriverais à effleurer qu’à force d’efforts pour gommer les contours de moi. Gommer ceux qui ne cadraient pas avec ce monde enfariné. J’ai enfoui tout au fond de moi ce qui m’aurait rendu heureuse immédiatement : la spontanéité, la créativité, la différence. J’avais peur sans cesse qu’on ne remarque l’imposture. Je me sentais grotesque, dans ces habits-là, je n’avais qu’une hâte : qu’ils m’aillent enfin.

            Cinq ans plus tard, ma tête construite qui n’est plus le vaste chantier d’alors, je repasse dans cette rue où j’ai tellement tenté de me fondre dans les murs de pierre et d’être l’incarnation vivante de ces rêves que l’on m’avait si bien vendus. Je me sens décalée, décalquée. Je ne comprends pas comment j’ai pu vouloir ça. Je comprends ça : j’ai servi d’apéritif à une société qui cachait ses vices derrière quelques dorures et de la propagande à grande échelle. Celle des idéaux qu’elle tend à la jeunesse qui affrontera les conséquences de ces rêves trop endormis, trop inconscients.

            Cette bulle qui ressemblait beaucoup à un songe était un bouclier contre une certaine idée de révolte : je voulais sortir de ma condition, non pas pour m’épanouir mais pour contre-attaquer cette banlieue grise dans laquelle je me sentais diminuée, amputée, effacée. On m’avait appris à détester les pauvres et ce qu’ils portent avec eux de tâché, on m’avait appris à vénérer la performance et l’efficacité, à croire que cette vie du seizième était de celles que l’on mérite, que la dignité ne me suffisait pas, qu’il me fallait aussi que d’autres ne l’ait pas engrangée, pour sentir la valeur de la mienne. On m’avait appris à glorifier les scarifications que m’avait laissé un travail trop intense et l’écart béant entre les promesses et la vérité, on m’avait appris à me désintéresser de l’altérité, de ce qui s’écarte de la ligne, ce qui dégouline. On m’avait appris à me dépouiller de ce qui compte pour pouvoir heurter les autres impunément : les autres, la terre, le vivant. On m’avait appris à me délester de moi-même alors que je ne pesais rien, que je n’étais même pas encore.

            J’ai fui cette petite rue en me demandant comment j’avais fait pour survivre à ça, pour sortir indemne. Je crois que je ne le suis pas, indemne, que je ne le serai jamais. Mais de ce combat violent contre ce que j’aime et ma manière d’exister, je garde la lueur vive d’un autre combat, celui de transformer les espoirs. C’est une bataille culturelle qui s’engage et qui sera de longue haleine : une bataille pour que les riches ne dictent plus les rêves. Pour que l’on dissocie leur quotidien qui tintamarre et qui blesse, de ce qui porte et envole.

            Pour que nous puissions faire des rêves réveillés.

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