À propos de comment l’on vit avec les autres, ceux qui ne sont pas humains, et avec lesquels on ne l’est pas non plus.

Je le regarde rentrer, sortir. Il dépend de moi, même pour cela. Dehors, dedans, je suis sa porte sur le monde, son accès à tout, sa barrière et son bouclier, son bourreau ou son ange. Je tiens sa liberté, je décide de l’enfermer ou de le chasser, je décide de lui céder ou de m’opposer, je décide : à la fin, c’est toujours moi qui ai le dernier mot.
Je le regarde sentir des choses qui me sont inconnues, des instincts de la vie, des motifs sur la terre. Ses yeux sont plus vifs que les miens, ses griffes plus promptes à sortir ; c’est normal, il doit composer avec moi, anticiper, risquer. Il ne sait pas que je ne lui ferai aucun mal, il n’a aucun moyen de le savoir car bien au fond de lui-même, il sait que le contrôle, c’est moi qui l’ai. C’est d’une injustice folle et terrible, on ne sait pas pourquoi c’est ainsi. Il lutte contre l’inexorable avec ses manies très dignes, ses allures de fier, ce qu’il peut composer de la vie, il l’écrit en une mélodie parfaite, inébranlable.
Ce n’est pas une affaire de dominant et dominé. C’est une affaire d’incompréhension entre les êtres, c’est l’affaire de ceux qui ont décidé qu’il fallait quand même avancer, encore, plus vite, encore, toujours, sans regarder derrière qui suivait ou non. C’est l’histoire de qui a décidé de l’alphabet avec lequel allait s’écrire le reste, l’histoire de celles et ceux qui ont choisi la couleur des œillères pour regarder le monde.
Mon chat est intelligent. Il n’est pas le seul d’ailleurs, ils sont des milliards d’intelligence à graviter autour de la nôtre, érigée en norme ultime, en grade à atteindre, en plafond de verre sur lequel se fracassent les autres, tout ce qui ne fait que nous entourer et que nous punissons d’être périphériques. Ils sont des milliards à vivre et exister dans ce monde où l’on mesure avec un décimètre un volume d’eau : nous nous trompons chaque heure dans nos manières de dialoguer avec ce qui n’est pas humain, et cela finit par étouffer ce qui l’est en nous.
Mon chat est intelligent, je le sens ; et pourtant je ne le sais pas. Je ne le sais pas parce que je ne connais pas sa manière d’être intelligent ; elle sort de mon prisme, de ma pensée, des délimitations de mon monde à moi. Je ne peux pas le jauger, je ne peux pas l’évaluer. Il échappe à toutes mes classifications, toutes mes réflexions, je dois faire sans, je dois lier sans outils, sans pensées qui s’imbriquent, sans dialogues qui se répondent. Mon chat est intelligent.
L’intelligence, elle se reconnaît aussi dans la capacité à mener plus loin cette relation à l’animal qui pourrait s’arrêter là, brutalement, sur le pas de la porte et en si bon chemin. Souvent nous sommes bêtes. Nous regardons les bêtes et nous le sommes. Nous glissons sur elles, nous les utilisons à foison dans nos récits et nos histoires, nous les caricaturons, nous les aimons de loin et avec notre amour à nous, sans réfléchir avec eux dans le cerveau, sans les amener à la table des discussions qui n’ont d’ailleurs pas lieu.
Il y en a beaucoup qui avancent malgré cela, qui avancent car ils retrouvent au fond de leur âme cette capacité de connexion que nous avons balayée par facilité. En regardant vivre mon chat, un petit chat noir qui s’appelle Twechu, je me rends compte chaque matin qu’il est possible d’aimer sans comprendre, de ressentir sans jauger, de tisser sans produire, de construire sans lisser.
Mais souvent, on ne raisonne pas le cœur, on n’intellectualise pas ce qu’il se passe dans l’affect. Comme si ça ne comptait pas, que ça ne trimballait pas avec soi une importance fondamentale, une ambivalence décisive. Dès lors que l’on dérape, qu’on rêvasse l’espace d’un instant en pensant les animaux que l’on côtoie comme des partenaires de vie, des membres de la famille à part entière, dès lors que l’on croit devenir des amis et non plus des maîtres, alors c’est pousser le bouchon trop loin. L’empathie se tolère, elle ne s’accepte jamais totalement. Alors on passe du côté des tendres, des alanguis, de ceux qui dégoulinent. On ne sait pas quoi faire de ce qui goutte de nous, de nos barbapapas pleines d’épanchement, on se tient là, encombrés par ces attitudes que l’on déguise en mollesses pour se dédouaner.
Pourtant, quand je regarde mon chat, quand j’écris sur lui – avec, toujours en creux, le sentiment qu’on y lira une niaiserie idiote, une porte s’entrouvre. Derrière elle, il y a des choses qui comptent.
Porter dans le débat public la question de l’élargissement des frontières du respect : la dignité de l’autre n’est pas limitée à une espèce.
Regarder notre manière d’aimer en la réinventant : trop souvent nous possédons quand nous croyons apprécier.
Pratiquer toujours la tolérance envers ce qui nous entoure car à la fin, c’est sur ces miroirs-ci que se reflète notre humanité.
Vivre avec les autres et non sur eux.
Accepter le chemin de l’altérité, tortueux, marécageux, dangereux, mais au bout duquel se trouve ce nouveau monde qui nous reposera tant.