MON AMIE BOURGEOISE ET LA JALOUSIE D’UNE CRASSEUSE

Juste une anecdote qui ressemble à l’inéluctable lutte des classes. Celle qu’on bâillonne au nom des amitiés, au nom de la paix sociale. Mais qui revient au galop, parce que ce sont toujours les mêmes qui se taisent, au final.

         J’étais chez elle et tout d’un coup tout prenait la couleur de l’indécence. Tout brillait de lisse, tout était simple, rangé, quadrillé par la richesse. Le quartier était un quartier : il y avait tout autour, pas de besoin en reste, pas de trajets à combler par des lectures ou de la musique ou n’importe quoi qui fasse passer le temps dans les métros ou les RER bondés, quand on n’habite pas au centre de tout. C’était chaleureux, douillet, ni trop grand ni trop petit. La juste taille. Pas un placard qu’on n’a pas l’argent pour chauffer. Qu’on n’a pas envie d’ouvrir parce qu’il n’y a pas de quoi accueillir dignement. Qu’on ne quitte pas parce qu’on ne trouvera rien d’autre qu’on puisse s’acheter. La capitale ne laisse plus de place au doute, il n’y a plus de places pour les pauvres, et même pas pour les « pas riches ». 100 000 logements sont vacants et nous qui sommes relégués dans les banlieues. Pas n’importe lesquelles, celles dont tout le monde se fout. Nous sommes relégués ailleurs, ou bien pris pour les bons pigeons de l’Histoire, les dindons d’une farce renouvelés qui accepteront de payer un prix exorbitant pour un carré habitable, en se pliant un peu.

         C’est la chaleur qui a piqué mon cœur d’aigreur, en vérité. Cette chaleur des foyers qui se remarque à peine quand on y a accès. Ces stratagèmes auxquels elle n’était pas obligée de penser : boire du thé, laisser les plaques de cuisson allumées, se brûler sous la douche. Réchauffer ce froid glacial qui suit la hausse des prix de l’électricité, les travailleurs précaires qui doivent choisir et qui ne choisissent jamais d’avoir les pieds chauds.

         Tout en m’accueillant, elle parlait sans arrêt, elle se moquait gentiment de gens qui étaient un peu bêbêtes, ou qui n’avaient pas de talent, ou qui ne faisaient pas d’efforts. En moi je me suis demandé quels efforts elle pouvait bien faire, toute engoncée dans ses privilèges descendus sur elle par la grâce de la généalogie. Elle parlait d’aller à Montreuil comme d’une aventure longue et fastidieuse, et ne sourcillait pas en me regardant, moi qui venait de faire 1H30 de transports juste pour venir l’écouter me dérouler ses problèmes de poupée de porcelaine.

         Et puis elle se désespérait avec moi de ne pas savoir développer son « réseau ». À chacune de mes lacunes, elle répondait : « moi aussi ! ». Et bientôt je ne pouvais plus la regarder dans les yeux tant elle ressemblait à un mensonge ambulant.

         Le réseau ! Elle l’avait. Elle l’avait parce qu’elle avait les bons mots, les bons gestes, les bonnes activités sur le CV depuis ses cinq ans et demi (eh oui disait-elle avec bonhommie, je suis tombée dans la marmite étant petite) (oui enfin la marmite était là et on t’a peut-être bien poussée dedans), la bonne expérience internationale, le style qui va bien quand il n’est pas limité par un budget ricrac, la peau douce des gens qui auront ce qu’il faut pour contrecarrer les effets de la pollution parisienne, une connaissance des paniers de crabe parce qu’elle n’a tout bonnement jamais côtoyé quoi que ce soit d’autre.

         Pourtant, quelque chose avait bien dû nous rassembler, je pensais. Oui, c’était ça : elle se plaignait du même monde que moi, tout en tirant chaque ficelle, en percevant chaque bénéfice. Je ne savais plus reconnaître l’hypocrisie de son éventuelle sincère ignorance. Elle était très forte pour brouiller les pistes.

         Pas ce jour-là, le jour de la chaleur dans son appartement, mais un peu après, je me suis rendu compte de la différence de traitement. Il y avait des choses auxquelles elle répondait « pas de problème », alors que j’étais entravée de toutes parts pour les surmonter. C’était la première fois que mon impuissance stupide se matérialisait devant moi, et je me raccrochais à ce que je pouvais pour lui donner une substance justifiée, quelque chose qui ne fasse pas de mon amie, de son monde auquel elle devait presque tout, les grands méchants de l’histoire.

         Bref, je suppose que je n’avais pas son aura, son assurance, l’exigence de quelqu’un qui a grandi en apprenant que tout lui était dû.

         À chacune de nos entrevues, je me sentais de plus en plus mal à l’aise. Elle lisait tant, s’informait tant : elle voulait changer le monde. Elle était douce, bienveillante. Nous regardions, finalement, dans la même direction. La différence, c’était les tripes. Elle n’avait pas ça chevillé au corps. Ça ne battait pas dans ses veines. Ca ne la révoltait pas au plus profond de ce qu’elle était, de ce qu’elle pouvait être.

         Je me refusais à croire qu’elle s’acharnait à se placer systématiquement du côté du bien par pur égocentrisme, ou par envie de contrebalancer sa naissance facile. Mais parfois, je n’arrivais pas à lui trouver d’autre raison. Les jours passaient et j’avais envie de la balancer de l’autre côté, de celui des gens qui dominent et qui assument. Qui me regardent de haut parce que c’est ce qu’ils sont, en haut et hautains. Ceux qui écrasent tout en se rangeant du côté de ceux qui rampent encore entre les obstacles, ceux-là me semblent encore se vautrer davantage dans l’indécence, dans ce qu’il n’est pas permis de faire quand on parle de justice, quand on en pond des bouquins.

         Le temps passait et j’en faisais ma petite analyse sociologique personnelle. Tout ça n’avait pas vocation à sortir de la sphère sociologique. Politique. Je voulais garder mon amie. Je voulais penser que je n’allais pas lui en vouloir d’être née bourgeoise et de tout faire depuis pour s’extraire de ce quadrillage déterministe. Je n’allais pas lui reprocher d’avoir plus de chance que moi et de l’exploiter ? Je n’allais pas lui dire que je n’osais pas rire trop aigu avec elle parce que j’avais peur de chuter au fin fond de ma classe ? Je n’allais pas lui avouer que je voulais fermer mes oreilles dès qu’elle parlait parce que tout son être, sa contenance, son regard sur le monde me rapetissait, reléguait nos souffrances de déclassé·es au rang de lamentations esthétiques, de râles tapageurs, de comédie appétissante ?

         Bientôt, il est devenu clair que je n’arrivais plus à contenir cette haine qui montait doucement en moi, et que tant de gens ont appelée « jalousie ». On m’a souvent refusé la révolte, au motif que j’étais tout juste bonne à rater et à me rendre malade en observant la réussite des autres.

         Je me suis rendue malade, c’est vrai, en m’étouffant dans cette jalousie supposée. En mordant dans mon oreiller : « mais pourquoi moi, j’y arrive pas ? »

Puis je me suis rendu compte que nier la dimension politique de ces histoires différenciées, c’était me condamner à la grille d’analyse de la méritocratie. C’était laisser reproduire les inégalités sans sourciller, et perpétuer le mythe des aigris qui détestent la réussite.

         Come on. On le sait pourtant, que c’est toujours les mêmes qui réussissent. Les exceptions sont brandies comme des trophées, elles font bien du bruit pour qu’on oublie qu’elles sont si peu nombreuses. Et puis la réussite, ça veut dire quoi ? Est-ce que j’avais envie qu’on me laisse accéder à leurs outils pour y arriver, ceux qui réseautent, ceux qui mentent, ceux qui se plaignent de faux problèmes pour avoir des choses à raconter ?

         Je n’en sais rien.

         Je n’ai pas revu mon amie depuis. Parce que même si ça m’emmerde, le politique empiète sur ma vie intime. Et que si je ne le reconnais pas, je finirai par avoir mal. Par faire mal, aussi, peut-être.

         Mais je ne veux pas de haine, je veux la justice sociale.

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