Ça parle d’une application de rencontre et de la mort de l’amour. Et ça espère que vous contredirez, en masse.
7h du mat’. Le soleil crame déjà tes yeux de lumière. Tu as oublié de refermer tes volets, hier soir. Tu avais la tête ailleurs, dans ton téléphone. Le cerveau envahi par les pixels, les neurones démolis par les notifications. Ce matin il faut le chercher, le téléphone, pour éteindre la sonnerie. Pourquoi as-tu choisi celle qui fait vriller, déjà ? Bref, tu ne peux pas t’empêcher de voir. Là, sur le téléphone, l’application qui clignote. Elle clignote, ou bien ce sont tes yeux, ton amertume, ton âme tout court qui veut dire quelque chose ? Tais-toi, de toute façon ça fait un bail que tu n’écoutes plus ton âme.
Tu as envie de tout balancer, mais en même temps de t’y jeter, d’y perdre tout ton temps jusqu’au futur, de fouiller dedans pour retrouver un bout d’espoir.
Tinder. C’est le nom de cette machine à rêves qui, pour l’instant, n’a produit que des décombres sur les ruines de ta vie amoureuse.
D’abord, tu avais mis du temps à l’installer. Tu avais laissé venir à toi les conversations-confessions au cours desquelles tes proches avouaient avoir eu recours à l’algorithme, et puis toi tu les regardais l’air compatissant. Tu n’étais pas encore réduite à ça. Traduction : tu n’avais pas encore osé. Tu recueillais les échos, piégée dans ton impasse relationnelle que tu avais à cœur de solutionner autrement. La pandémie avait mis un coup de marteau violent sur ta vie sociale déjà chancelante. Pour rencontrer, il fallait sortir, boire, manger à minima. Rencontrer coûtait du temps et de l’argent, et tu ne pouvais pas te le permettre. Rencontrer voulait dire avoir oublié un peu les autres, ceux d’avant, ceux qui avaient tout saccagé. Cacher aux autres le fait que c’est la cata, là-dedans, sous les côtes. Parce qu’à ceux qu’on rencontre en vrai, on doit un minimum de vérité.
C’est ça qui t’a plu, au début, pour Tinder. Les possibilités du mensonge. Jouer à tomber amoureuse. Jouer à provoquer, déclencher, faire arriver des choses. Briser l’ennui, et faire mentir le destin qui isole. Te mentir à toi-même aussi. Prétendre que tu es capable, prétendre que tu y vas pour rigoler, pour t’amuser, pour observer. Non pauvre idiote, tu y vas parce qu’il ne te reste rien, pas la douceur, pas la langueur et pas même l’attente. Il n’y a plus personne, tu es abandonnée et tu vis dans la terreur que ça recommence alors que ça n’est même pas encore fini. On t’abandonne encore et encore.
Bref, ce matin tu as reçu une notif’ d’Hugo. Il te dit quoi, tu t’en fiches en réalité. Dans ses mots il y a écrit en gras et italique : jette ton téléphone par la fenêtre, naïve, tu ne trouveras pas ce que tu cherches mais tout un tas de choses que tu n’auras jamais voulu.
Hier, tu y as cru, un peu. Ça faisait quelques semaines que tu avais commencé à swiper, enthousiasmée par le rythme effréné auquel tu pouvais jarter tes potentiels prétendants, figés sur leurs photos mal cadrées, comme des cons. Tu as daigné ouvrir quelques messages, et tu admets avoir souri d’aise quand tu as compris que tu étais désirable pour ces autres qui ne lisaient de toi que 3 pauvres lignes d’humour douteux. Sûrement grâce aux photos de toi qui cadraient le mieux avec les standards misogynes et injustes de cette société débile, et que tu avais bien évidemment mis le plus en avant possible sur ton profil. Bref, on te caressait dans le sens du poil : tu étais belle, et surtout, baisable. Rien, dans ce que tu voulais bien montrer, ne te disqualifiait dans leur course à la femelle. Quelques « salut ça va » se sont écoulés avant que tu ne décides que vraiment l’espèce humaine n’avait plus aucun espoir de sortie. Ce long tunnel n’avait pas de fin, tout le monde était crétin, et toi tu perdais ton temps, accrochée à la nécessité d’oublier les névroses.
Tu avais laissé reposer l’appli rose bonbon au fond du smartphone, et cette fois-ci, lorsque tu apprenais que tel ou tel proche avait fait de bonnes rencontres en ligne, tu tendais l’oreille, intriguée. Mais, comment ? pourquoi ça ne marchait pas, avec toi ? Qu’est-ce qui était cassé ? quelles attentes fallait-il élaguer ? de quels espoirs fallait-il se délester pour accepter la médiocrité en même pas live ?
Tu n’en savais rien. Et tu n’as pas su non plus, ce qui a fait que tu y es retournée régulièrement, comme pour vérifier qu’aucune épiphanie n’avait encore eu lieu. Et puis Hugo. Tout d’un coup, le désir devenait atteignable. Tu pouvais presque palper ta libido : une conversation soutenue, un humour décapant, une tête qui ne gâchait rien au tableau. Tout se passait bien, jusqu’au moment où la potentielle rencontre-ouverte-sur-les-possibilités-d’un-certain-romantisme-non-il-n’est-pas-encore-mort, avait dégringolé au profit d’un : « alors, on fait comment pour le cul ? ».
Ça c’était hier. D’où les volets oubliés. Parce qu’hier, on a tout oublié, la considération, le respect, la possibilité d’être considérée comme autre chose qu’un bout de viande ambulant. Tu as pris peur tout d’un coup, que cette liberté émancipatrice à la vitrine de laquelle tu avais tant participé, ne se transforme en dogme de la rapidité, de l’indolore, du silence des émotions. Tu as pris peur tout d’un coup : et si on avait massacré l’amour ? Bref, pour consommer de l’autre, tu repasseras, tu sais que c’est ici. En attendant, tu préfères oublier qu’un jour, il y a eu la tendresse, les amants, la douceur. Tu préfères arrêter de chercher, te lever et éteindre cette p*tain de sonnerie.