Monstre

Juste une petite histoire. Celle d’un réveil qui sonne et d’un petit-déjeuner qui ne se passe pas comme prévu. Celle de Paul, d’une bestiole. L’un des deux est un monstre. À moins que ce ne soit la vieillesse.

         Paul entendait le cri délirant du réveil qui hurle, du réveil qui n’a rien compris du sommeil, qui est ignare de la nuit, qui n’acceptera pas les prolongations. Il restait parfaitement immobile, les yeux clos, plongé en lui-même, comme pour défier la sonnerie. Le matin l’appelait, laissant l’intolérable machine lui vriller les tympans sans rien faire. Les matins laissent courir les harceleurs.

         Encore quelques minutes. Quelques minutes grappillées à la nuit, à la douce torpeur de la somnolence dans laquelle la marche du monde est amoindrie, rapetissée, alanguie.

         Sa femme grogna à côté de lui comme elle grognait chaque matin, la tête dans l’oreiller, le nez retroussé sur le tissu, la bouche entrouverte de laquelle s’échappait des petites gouttelettes de bave.

         La femme qui grogne : c’était le signal. Il fallait alors réussir à éteindre le réveil hurlant avant la discorde, s’extirper du lit conjugal où l’on ne conjuguait plus rien, maintenir ses paupières sur le haut des globes oculaires avant que Marie ne soit assez réveillée entamer la litanie des reproches. Celle qui camoufle la trop longue vie passée à accepter un compromis douteux – le mariage – duquel elle n’avait rien tiré à part trois enfants trop ingrats.

         Paul, résigné, extirpa sa carcasse du nid douillet, et, dans un craquement d’os aussitôt suivi du rictus qui veut taire la vieillesse mais la révèle, se trouva assis au bord du matelas. Il était dans l’hébétude de l’aube. Seule bougeait sa main, courue par des rainures bleues, qui grattait machinalement son crâne où subsistaient quelques cheveux, témoins dérisoires d’une jeunesse qui fût. Pourtant, saisi par un moment de lucidité au milieu de la rêverie à l’haleine putride, il se sentit soudain capable de se mettre debout. Avec mille précautions, il approcha d’abord du tapis ses pieds frêles qu’il avait depuis longtemps arrêté de regarder, refusant de voir les ongles jaunis qui servaient de proue à son bateau déguingandé. Il s’assura de leur stabilité sur le tapis, ploya ses bras maigrichons qui devaient servir à mettre à la verticale le ventre obèse et la petite tête engluée dans le menton. Il s’élança, mais, trop peu confiant, s’appuya vite sur la tête de lit, à moitié courbé. Il ne s’agissait pas de se retrouver à terre. Serait-il capable de se relever ? Tout de même, il était debout. La question ne se poserait pas aujourd’hui. Demain peut-être. Ou bien demain il serait mort.

         Ce manège l’avait épuisé : il ne savait plus dire si les papillons noirs qui pulsaient devant ses yeux étaient l’obscurité ou sa propre faiblesse. Il prit quelques inspirations et l’air fit vibrer les poils gris qui débordaient de ses narines depuis 2002 mais dont il s’étonnait encore régulièrement. Ça déroute, devenir laid, quand on a eu le privilège de la beauté tout du long. Il fit craquer sa nuque dans un claquement sonore, comme pour signifier à son propre corps qu’il était encore maître chez lui. Maugréa. Il venait de se bloquer le cou. Il était 7h.

         Il se dirigea vers la porte, traînant avec lui membres ankylosés et brouillard de l’esprit. Il tâtonna, à la recherche de son peignoir bordeaux. Nul besoin d’allumer la lumière pour le trouver : il savait reconnaître au toucher ce reste de tissu, élimé jusqu’à l’extrême, qu’il continuait à mettre en pensant revêtir les années qui l’avait vu sur son dos. Enfin, il chercha la poignée de la porte, ouvrit sans un bruit, sortit.

         La lumière du couloir éclaira le corps désolant, dévoré par la graisse et lacéré par le temps. La vieillesse et le poids, l’un comme l’autre, se nourrissaient, et en terribles alliés donnaient naissance à cette chair grisonnante, qui descendait absolument lourdement les marches de l’escalier. « Quelle idée d’avoir une chambre à l’étage ». Mais eux aussi avaient un jour pensé que la vieillesse est une maladie que n’attrapent que les autres.

         Il se maudissait maintenant du défi lancé à l’aiguille qui tourne et qui lui rendait son mépris en le ratatinant chaque jour un peu plus.

         Arrivé à la cuisine, le corps s’était miraculeusement dérouillé, et les gestes quotidiens pouvaient s’enchaîner mécaniquement, laissant au cerveau quelques minutes pour vagabonder hors de sa prison de chair. La bouilloire, la confiture, les médicaments matinaux. Tasse, sous-tasse. Le calme cérémoniel du petit-déjeuner se déroula de manière protocolaire jusqu’à l’incident.

         Plongé dans le frigo à la recherche du beurrier, il ne la vit pas tout de suite. Pourtant, elle se rapprochait dangereusement du crâne dégarni, cramponnée à ce fil qu’elle descendait sans plus trop maîtriser sa vitesse. La tête ovale et les petits cheveux clairsemés percutèrent l’araignée de plein fouet alors que Paul se redressait, beurrier en main.

         Paul, épouvanté par cet intrus dont il ne connaissait pas encore exactement la nature, débattait d’immenses gestes paniqués. Les mains, les pieds, le ventre rebondi, tout son corps balançait stupidement dans la pièce. Il y avait quelque chose de profondément ridicule dans cet homme rabougri qui dansait dérisoirement au milieu de sa cuisine, digne représentant de l’état de l’espèce humaine.  

         L’araignée, elle, avait été expulsée. Et pendant que l’autre continuait de gesticuler, elle glissa imperceptiblement hors de sa vue dans un subtil ballet de pattes qui prouvait au monde son invincibilité.

         Mais le vieil homme n’avait pas dit son dernier mot. Étourdi par cette exceptionnelle activité physique, sa respiration saccadée revint lentement à la normale alors que son rythme cardiaque résonnait en échos désordonnés le long des muscles de ses jambes. Il fallut quelques minutes pour que le brouillard de ses yeux ne s’estompe enfin, le laissant tout au loisir de chercher l’infernale bête. Il connaissait la fourberie des insectes. Ils apparaissaient, sortis d’on ne savait où, et le temps de la frayeur vous faisait oublier de repérer leurs manigances : aussitôt vous repreniez vos esprits et ils étaient hors de votre vue à nouveau, se riant de vous sans aucun doute, peut-être même complotant sournoisement sur votre prochaine rencontre. Paul roulait ses yeux dans tous les coins de la pièce, croyant voir l’animal dans l’ombre des casseroles, le devinant à la place d’une tâche sombre sur le mur, soulevant soudain ses propres pieds qu’il imaginait rongés par des milliers de bestioles.

         Une demi-seconde. C’est le temps que l’araignée daigna accorder aux pupilles fatiguées de Paul. Elle traversait l’espace entre le lave-vaisselle et le buffet, impérieuse, rapide, acrobate. Le temps de mettre en mouvement les jambes, coordonnées avec le bras au bout duquel menaçait une spatule en bois, la carcasse humaine ne faisait pas le poids. Paul eut juste le temps d’un vague sursaut, et se retrouva imbécile, cramponné à son arme de fortune.

         Il pesta entre ses dents. C’était donc une araignée. Avait-elle pondu des œufs quelque part ? Il faudrait faire un grand ménage. Il faudrait appeler quelqu’un. Les maudites sociétés d’aide à domicile avaient toujours été tenues soigneusement à l’écart. C’était l’aplomb de la jeunesse qui s’agglutinait encore à l’ego des vieux qui refusent l’aide. Mais Paul voulait la peau de ces bestioles.  

         L’araignée ne se montrait plus. Dans un calme grave, Paul se résolut à faire infuser un sachet de thé, et s’assit sur une chaise. Ses longues mains étaient posées devant lui, et il lia ses doigts entre eux comme il le faisait depuis toujours pour patienter. Il semblait alors prier : les veines de sa main droite se poursuivaient du même trait sur l’autre main, comme une seule et même trainée violacée, dessinant les contours de sa vieillesse. Son thé infusé, il porta le liquide à ses lèvres. Un tremblement soudain s’empara de ses doigts, et il contempla, impuissant, le spectacle de son corps qui lui échappait. Incapable de visser son geste, il se brûlait avec le thé qui lui dégoulinait sur le menton, et fut forcé d’abandonner. Une aigreur sourde montait en lui, exaspéré par la lenteur de ses propres gestes et ce néant auquel il était réduit.   

         Il se leva de sa chaise d’un geste qu’il aurait voulu brusque mais qui restait teinté de la délicatesse des personnes qui se savent fragiles et tiennent à leur santé plus qu’à l’effet de leur colère.  L’araignée l’obsédait, et il entendait dans sa tête hallucinée la bête se moquer de son âge. Il marcha jusqu’au cagibi, et se mit à la recherche d’un balai. Lorsqu’il revint, il observa attentivement les recoins du plafond et la vit enfin : la toile. Rageusement, il abattit le terrible balai sur les fils translucide. Ils se défirent lamentablement. L’outil à bout de bras, Paul s’escrimait sur le coin de plafond où plus rien déjà ne subsistait de la toile. Que pouvaient donc penser les gens qui venaient parfois dîner chez eux ? Regardaient-ils les toiles au coin des plafonds en prenant en pitié le couple qui vivait là, si figé dans le temps que leur maison s’enfonçait lentement dans la soie détestée ?  

         Puis l’araignée sortit de l’ombre. Elle entra de sa démarche silencieuse et coupante. L’horrible corps, les horribles pattes, les horribles yeux qui sûrement, oui ça ne faisait aucun doute, l’observaient depuis tout à l’heure, narguaient la silhouette délavée de Paul, ses lunettes, ses médicaments, les coups de téléphone publicitaires des aides à domicile. Paul la fixait en silence. Dans sa tête, à mesure que sautillait l’araignée, les images de sa maison ensevelie sous le tapis du temps et de la poussière se bousculaient : il se voyait ensuite sans dents, sans yeux, disparu sous le poids de son propre corps qu’il ne pouvait plus bouger. Quel âge avait-il, encore ? 80 ? 82 ? Impossible de se rappeler. C’était insupportable.

         C’est alors que l’araignée marqua un temps d’arrêt.

         La rage de Paul se concentra sur ce temps. Il y eut alors l’un de ces moments dans lesquels la colère devient transe, l’un de ces instants dans lesquels plus rien n’a de sens que la destruction et la grâce dans laquelle elle s’abat enfin sur le monde qui passait son temps à la contenir. D’un geste brutal et sans trembler, il écrasa le corps ensorcelé sous le manche à balai. Il avait visé correctement : il ne restait de l’araignée qu’une silhouette aplatie et difforme. Pourtant, il continuait de s’acharner, faisant tourner son pied sur le corps disloqué, dessinant une bouillie infâme qu’il étalait rageusement sur le sol de la cuisine. Il trouvait une force insoupçonnée dans sa folie, contre cette araignée qui filait plus rapidement que lui ne le pourrait plus jamais, qui semblait goûter la vie quand lui n’en ressentait plus que la pesanteur, qui n’aurait jamais de rides quand les siennes avaient dévoré bouche nez et yeux. Comme son dos torpillé par l’effort l’arrêta soudain dans son élan de rage, des larmes jaillirent qui laissaient dans les sillons creux de ses joues toute sa détresse de vieillard. Il croisa soudain son propre regard dans le miroir accroché au-dessus de la table, et rencontra un animal monstrueux.

         Sa face, striée de larmes, lui semblait verdâtre, il lui paraissait que les os de ses clavicules sciaient leur enveloppe de peau par le dessous, alors que dans le même corps, le bassin ployait sous la graisse d’un ventre qui cachait son estomac distendu.

         Il songea violemment : « La vieillesse est une araignée ».

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