ENTRE ELLES

Sororité, nf. Solidarité entre femmes (considérée comme spécifique). Mais du coup, c’est quoi, cette spécificité ?

         Dans la rue je trouve les filles plus belles que les garçons, je les vois souvent jolies, et les hommes je ne sais plus trop, j’ai l’impression que ça me vient moins. Est-ce parce que dans les filles, je vois l’éventualité de ce que je pourrais devenir ? Est-ce parce que je me compare à elles, comme on m’a soigneusement appris à le faire ? Est-ce parce que je partage avec chacune d’entre elles ce poids de l’apparence, que je vois leurs efforts et que j’ai envie qu’elles se reposent, pour que moi aussi ? Est-ce pour qu’on arrête la guerre des femmes qui gravitent autour des hommes, et qui ne sont, dans le schéma patriarcal qui nous berce, que les concurrentes les unes des autres dans cette grande course à l’attention phallique ? 

         C’est une question qui me traverse assez, celle qu’on appelle la « sororité », ce qu’on dit de l’entraide entre femmes, de l’amour entre femmes. C’est une femme d’ailleurs, qui m’a poussée à poser ces mots, car elle trouve qu’on n’en parle pas assez, que les femmes s’échinent encore trop à se détester. 

         Et pourtant, tout de suite m’est venu dans la tête pour s’opposer à son constat, la tendresse précieuse que je porte instinctivement aux femmes, mon soulagement quand je m’en sens entourée, la rapidité de compréhension réciproque qui me donne envie de les aimer chacune avec une force infinie.

         Malgré tout, c’est vrai que j’ai mis du temps à définir mon amour pour les femmes, à le circonscrire dans quelque chose qui avait un nom. Comme s’il fallait le légitimer, le sortir de la case de la simple amitié féminine qu’on juge soit futile soit fausse. Dans mon cas, c’est la découverte de l’amour lesbien qui m’autorisait soudain à déployer toute la dévotion que je portais aux femmes, à écouter les filles en prenant mon affection pour autre chose qu’une admiration aux ambitions putchistes. C’est dans cette libération soudaine, ce moment où il m’était enfin accordé de penser mes relations avec les filles sans homme dans l’équation, que j’ai commencé à mieux en définir les contours, et à me rendre compte qu’effectivement, les liens que j’entretenais avec elles n’étaient que trop rarement sous-tendus par une amitié dénuée de comparaisons hasardeuses, de jalousie mesquine, de rivalité presque automatique. Plusieurs fois même, il m’est arrivé de saboter un bout d’amour qui me venait, empoisonnée par la violente pensée que les femmes sont facilement méprisables. 

         J’aurais pu me demander pourquoi mais il se trouve qu’à peu près au même moment, j’ai commencé ma longue crise de boulimie féministe, qui a achevé de me renseigner sur cette société dans laquelle les femmes ont tout intérêt à se détester et les hommes une peur panique des accointances qu’elles pourraient tisser. Tout ça est difficile à pointer, puisqu’évidemment nous sommes tous les pantins de cette grande histoire qui se joue et se répète, et que les affaires sont souterraines. Mais moi, ça tombe bien, ça m’amusait, de lire tout d’un coup tout ce qui passait avec mes nouvelles lunettes. Et j’ai vu. 

         L’éducation à devenir des courtisanes. 

         La culture populaire qui fait de nous des langues de vipères. 

         La pomme de discorde que l’on doit devenir pour attirer l’attention, quand on nous a dépourvues de tout autre moyen. 

         Les insécurités dont nous bourrent les magazines supposément « féminins » et qui surgissent d’un coup dans notre besoin maladif de nous comparer aux autres. 

         Les discours sur les places limitées, et le fait qu’on ait toujours appris à se ruer dans la compétition avant d’enclencher toute solidarité. 

         Le cinéma et les déchirements amoureux qui placent les femmes à la périphérie des histoires et les regardent se déchiqueter pour sortir de la marge. 

         Les Une funéraires des journaux, qui laissent toujours les femmes pendre au nez d’un homme, et qui ne parlent jamais d’une femme et d’une autre, à plusieurs, en groupes non supervisés. 

         Le ridicule dans lequel a été enfouie l’entente des femmes : ce sont des mégères qui discutent (et d’ailleurs, qui a besoin de discuter ? pourquoi tant de sensiblerie……) Ce sont des réunions de polichinelles, des conglomérats d’idiotes futiles, d’adultes pas bien finies, de poupées qui sonnent creux. 

         Alors oui, tout d’un coup me vient le soulagement quand je découvre que ma génération a commencé à foutre à la poubelle ces idées reçues qui nous entravent et nous blessent. Quand j’explore ce qu’on pourrait partager, à travers l’expérience tellement structurante de ce qu’est être une femme. Quand j’imagine des pièces remplies d’elles, qui s’aiment librement et sans calcul, qui se tiennent là sans les hommes et discutent entre elles de choses qui comptent et de révolutions. 

         Mais il y a toujours quelque chose qui tique. Quelque chose en moi qui se débat avec cette sacro-sainte sororité qu’on brandit de plus en plus et qui finit par ensevelir dans un vacarme assourdissant les expériences différenciées, les luttes absolument nécessaires qui peuvent avoir lieu entre des femmes comme partout ailleurs, les injustices que recouvre toujours un féminisme qui ne verrait pas autre chose que lui-même. La sororité comme un grand amalgame qui renforcerait le pouvoir du genre dans un grand tout sans contraste, sans ombres, sans anfractuosité. 

         Et je me mords la lèvre inférieure à l’intérieur de la joue comme quand on me contrarie. C’est ce retour infernal aux mêmes conclusions, qui me chagrine. 

         L’équilibre à trouver. Les nuances à retrouver. 

         Pouvoir d’aimer, de désaimer. Pouvoir de considérer l’autre, finalement, avec notre propre regard et en balance de nous-mêmes. Là, il y aurait tout. Voilà. On y revient.

Intersectionnalité. Le gros mot et ce qu’il contient de formidable. 

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