Salut les grands parents, c’est moi. C’est moi, celle que vous attendez et que vous croyez affairée. Celle qui ne passe pas le portillon du bout du jardin, celle qui trouve autre chose à placer avant, toujours.
C’est moi. L’enfant ingrate qui a la chance de ses aïeuls, et le choix de ne pas consommer cette chance, l’arracher au fantasme et la prendre dans la réalité, la saisir. De les avoir et de les chérir et de pouvoir ne pas les voir, les visiter. Oui, c’est moi. L’enfant occupée, qui a sans cesse d’autres priorités. C’est moi, celle qui ne vous en veut pour rien, à qui vous manquez malgré tout. Et qui reste bloquée là, en équilibre dans son effacement, stupide. Condamnée à faire comme on fait en France : remiser la vieillesse dans un coin, et attendre que ça passe, parce qu’on n’a jamais trop appris à être à l’écoute des corps différents, des stades de vie dissimilaires, des moments qu’on ne vit pas à la même vitesse, aux ardeurs qui fanent face à celles qui explosent. Aux vieux dans ces corps jeunes, qui gâchent des choses si précieuses parce qu’ils ne veulent pas s’y mouiller.
Je voudrais m’excuser de n’avoir pas répondu à vos messages, la dernière fois. Et celle d’avant. Et d’avoir fait tout un peu de travers depuis, comme si j’étais calquée sur une droite mal tracée, dirigée par l’habitude de suivre une société où la jeunesse est reine, où l’on oublie sans peine, ceux qui n’ont pas ça pour eux. Je voulais m’excuser pour ce « bonne année » laconique que je vous ai lâché, et puis plus rien, silence radio, le chèque de Noël que j’ai empoché, et tous les moments desquels j’ai disparu sur vos photos. Je voudrais m’excuser pour tous les espoirs que j’ai déçus, je voudrais m’excuser de penser que je suis votre espoir, comme si vous n’aviez pas autre chose à faire qu’attendre mes venues qui ne viennent pas.
Je voudrais m’excuser : est-ce qu’ils penseront qu’on s’est brouillés, que les fonds de nos âmes au fond sont des aimants qui se repoussent, avec toute la froideur magnétique que cela suppose, est-ce qu’ils tourneront la tête, captés par une déchirure familiale, un drame qui ouvre les portes closes de l’intime pour se dévoiler avec lyrisme ? Est-ce qu’ils seront déçus, quand ils trouveront qu’il ne s’agit pas de cela ? Non, il n’y a pas de dispute et pas de grande haine, rien de froissé, rien de souillé, nous sommes en paix et en silence, et je ne me l’explique pas.
Est-ce qu’ils savent, eux, cette détresse du temps qui tourne et qui transforme le silence en coup de griffe quand on a des grands-parents ? Est-ce qu’ils savent ce que c’est, de s’en vouloir d’être cette météorite qui pourrait éclairer mais qui brûle ?
Est-ce qu’ils savent, la peur du climat qui se dérègle, la peur du vide, la peur du trop-plein, la peur des prix qui haussent, des jeunes qui chutent, et au milieu, ce devoir, cette responsabilité si écrasante de ne pas perdre une miette de vous, de dire tout, d’aimer complètement ? Comment séparer mon cerveau pour vivre ces deux temps différents, comment vous écouter, vous qui n’avez plus rien à voir avec mes angoisses et qui ne partagez pas mes espoirs ? Comment vous pardonner le mépris que parfois vous avez pour les choses que vous ne connaissez pas, et mon inconsistance à vous les raconter ? Comment vous épargner mon dédain de jeune pousse face aux racines ? Comment se pardonner de laisser passer ce qui ne va pas et en même temps, comment peut-on vivre sans les défauts des gens que l’on chérit ? Comment discuter sans tenter de se persuader, nous, les générations aux fossés béants, comment cohabiter sans s’écraser, comment continuer de s’aimer en tissant des liens qui soient bien nets et égaux ?
Car moi je ne veux pas vous aimer comme on aime les grands-parents. Je veux vous aimer normalement, et c’est dur, et j’y suis incompétente et je m’en veux. Je veux vous aimer de manière originale, de manière à vous dire que c’est parce que c’est vous, et pas mes grands-parents, je vous aime, vous, et votre jeunesse aussi je l’aurais aimée, et tout le reste.
Il y a cette responsabilité qui n’est nullement imposée, qui se dépose sur les épaules, parce que vous nous semblez si précieux, si inestimables. Vous êtes ces êtres qui traversez le temps et nous racontez les choses qui font de nous des meilleurs qu’avant. Et vous vous trompez, et parfois vous êtes une somme d’erreurs, les raisonnements ne sont pas parfaits, mais c’est votre cheminement qui nous rend taiseux, tous ces détours, toute cette vie qui impressionne.
Je voudrais m’excuser de n’avoir pas organisé des tas de choses pour dire mon affection, je ne sais pas, des feux d’artifices, des lancers de bouquets, faire pousser des champs de lavandes, faire tomber de la neige, décider des joies arbitraires, des fous rires libres, des tendresses surprenantes. Je voudrais m’excuser d’être si sage, encombrée par ce grand amour qui vous enveloppe de manière silencieuse. C’est que je ne sais pas comment faire, pour visiter le passé que vous aimez sans décrocher du moment présent, vous adorer en regardant mes contradictions se taire un moment, tracer mon sillon sans trop m’écarter du vôtre.
Je ne sais pas si les autres petits-enfants sont indignes comme moi, s’ils réfléchissent toujours un peu trop, s’ils finissent paralysés par les contraintes, ridicules dans leur incapacité à profiter de vous en se disant toujours « mince alors, on ne se voit jamais ». Je ne sais pas si mille questions impudiques leur pendent au nez, si des remarques qui amènent la discorde emplissent leurs bouches car ils se retiennent de les dire, je ne sais pas s’ils voudraient aussi tout le temps possible, mais un temps particulier, un temps accroché pour les atomes crochus, un temps ralenti et préservé, pour faire du dialogue le roi et de l’intergénérationnel un sujet qui va de soi.
Je voudrais m’excuser de n’être pas si respectueuse de vous que je voudrais l’être, parce qu’avec cette jeunesse qui court et cette époque qui dévale, je ne sais plus où sont les freins parfois, et je m’embrouille dans les excuses parce que je ne veux pas vraiment les voir, les freins. Et puis dans ce tas d’états d’âme qui s’appellent moi, j’ai peur de trop vous retrouver parfois, de n’être pas moi proprement, d’être trop une somme de vous, et de trouver ça idiot de ne jamais réussir à m’en départir pour être quelqu’un de nouveau, de neuf.
Et puis enfin je m’excuse aussi pour les excuses, les excuses qui sans gêne se mettent entre vous et moi, et me justifient, et me donnent le droit stupide d’être à côté de vous, sans vous. Comme pour vous donner les preuves que j’avance, que je suis affairée à vous rejoindre, vous et vos vies si magistralement tissées, si tortueusement menées.
Je vous aime tant qu’on dirait que je ne vous aime pas. C’est dur, aimer ceux qui sont si loin, ceux qui sont déjà octogénaires, et moi qui ai un si petit cœur. On dirait que leur amour pèse plus lourd, pour le pire, pour le meilleur.