L’ART QUI SE PROSTITUAIT

Je cherche un éditeur. C’est la fin du monde et le début de tout.

             Il y a les réseaux sociaux, désormais. Ces tas de pixels pour dire les histoires, les mentir, les enjoliver, les dramatiser, les dire avec la brutalité du spontané.

            Il y a la rue, là où l’on crie, là où l’on colle, où l’on affiche, où les murs hurlent. Il y a entre nous, les mots, qui courent, qui passent d’épaules en épaules, se soulèvent, comme les graines des pissenlits. Les mots.

            Il y a l’école, qui déjà, trie. Ceux qui pourront parler, ceux qu’on ne laissera pas. Ceux-là massacrent trop les lignes d’horizon qu’on a tracées pour eux. Ceux-là n’ont pas la sensibilité des textes. Ceux-là ne parlent pas la langue. La langue, au-delà du français, ça veut dire parler un langage qu’on a envie d’écouter. Qui ne bouscule pas trop. Qui respecte les alinéas et les tirets cadratins.        

            J’ai toujours été bonne élève. Alors j’ai toujours eu cette crainte, bien tassée : qu’on vante ma parole parce qu’elle est bien conforme. Parce qu’elle ressemble aux autres, parce qu’elle dit les mêmes choses. Je n’ai jamais voulu être une reformulation perpétuelle.

            Pourtant c’est ce qui fonctionne. Et maintenant moi je ne marche plus. 

            J’ai toujours cru que ce serait simple, de faire voler mes mots. Qu’ils s’éloigneraient vite. Qu’ils seraient pris en otage par les feuilles de papier, parce que tout semblait les y destiner. C’était ma manière de regarder le monde, ma façon d’exister, alors quoi ? Tout paraissait fluide, délicatement entreposé dans l’encre. Il fallait les faire sortir, et je pensais qu’ils sortiraient. Je ne comprenais pas ce qui pourrait faire qu’on ne les laisse pas.

            Mais la délicatesse, la cohérence, la justice, et tout ce qui ressemble à l’artistique n’ont plus leur place dans ce système culturel qui brasse toutes les idées, tous les cœurs qui parlent.

             Les livres sont devenus des marchandises au même titre qu’un kilo de pommes, la caisse de résonnance assourdissante d’une sphère que l’on entend déjà trop, comme tous ces gens qui hurlent au téléphone, comme si la distance rendait sourd leur interlocuteur. Écrire un livre, c’est gribouiller un bout de quelque chose dans une tournée de marketing auto-promotionnel. C’est l’enrobage de l’ego qui s’exprime par ailleurs. La notoriété ne vient plus parce qu’on est publié. On est publié grâce à la notoriété. Et moi ? J’ai l’impression d’une gamine de cinq ans qui découvre que le monde est cruel.

Et je me demande. Est-ce qu’un jour ils se mettront tous à vendre des peintures ? À créer des vêtements ? à chanter ? Pourquoi l’écriture est-elle l’art qu’on accepte de prostituer ?

            Pourtant, un manuscrit sur six mille sera finalement édité en France. Alors par la poste, ils se font de plus en plus rares, ils deviennent, à mesure que la machine à broyer envahit le champ, les exceptions. Les autres font du porte à porte, du bouche à oreilles, et – pourquoi pas – du bouche à bouche. Les œuvres sont congédiées, on n’a plus le temps pour elles. Il faut vendre, il faut vendre ou tout s’effondre… La culture s’enfonce.

            Quand les questions se lèvent, tout d’un coup sûres de leur pertinence, on renvoie à la médiocrité, à la jalousie, au mérite qu’on n’a pas eu le temps de se forger. On enterre, on laboure, on se fait juge des choses qu’on ne jugera pas vraiment, marionnettes bêtes et méchantes de la grande main invisible. La culture est morte, vive le marché.

             Je suis là, je repars, mes mots sous le bras. Coincée dans ma platitude potentielle, mon insuffisance hurlante, refoulée par la dureté d’un monde que je ne suis pas sûre d’avoir la force de combattre. Au prix de quoi ? Le plaisir de la plume, la confiance que j’ai en ce qui remue sur le document Word ?

            Je suis là, je repars, mes mots sous le bras. En balance, en équilibre. Est-ce qu’il faudrait enfoncer la porte ? Est-ce qu’il faudrait tirer le destin par la manche, sous prétexte que je peux ? Et ceux qui ne peuvent pas ? Et comment dire qu’on veut en être sans en faire partie ? Comment rentrer à l’intérieur mais pour clamer le réquisitoire ? Comment feront les jeunes poètes qui doivent manger, comment accepter qu’ils soient réduits à l’extinction de masse ?

             Les artistes sont en peine, les managers ont envahi la place. J’ai la plume qui tremble et l’espoir défait. J’étais naïve, je voulais l’être. Maintenant ?

            J’ai l’édition en horreur. C’est pourquoi je cherche un éditeur.

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