Il y a quelques temps, j’ai entrepris d’écrire un roman qui parle d’amour. Il y a des entreprises plus originales. Seulement, on croit qu’on a tout bien réfléchi de l’amour, qu’on le veut ou qu’on ne le veut pas, qu’on rejette en bloc ou qu’on attend que ça, qu’il est mort, qu’on va le ressusciter. On croit aux applis de rencontre ou seulement en Dieu, on aime les hommes, on les déteste, on aime les femmes, on ne les déteste pas, on vit pour ça, on vit pour soi. On croit toutes ces choses, mais il y en a d’autres, dans les angles morts.
Toujours est-il que je me suis mise à consommer des ouvrages sur le sujet plus que jamais auparavant. Je me disais que c’était pour écrire. C’était faux, c’était pour vivre. C’était parce que j’étais amoureuse et que je cherchais des raisons, des justifications à ce grand feu qui me ravageait. Et à mesure que mon appétit pour les pages augmentait, ma défiance envers ce qu’elles me disaient, ce qu’elles disaient de moi, augmentait proportionnellement. J’emmagasinais une frustration phénoménale, quelque chose qui titille. Si bien que j’ai cessé de lire.
J’avais l’impression de ne jamais trouver exactement ce que je cherchais. Et j’avais l’impression, oui, de chercher quelque chose. C’était comme s’il n’y avait pas de milieu, entre les romances idéales décrites dans les ouvrages qui piétinaient les normes amères, et les passions rances de couples profondément sexistes. C’était comme si mon petit cas particulier – en équilibre entre les deux, cherchant sa place entre les deux, se mouvant comme il pouvait entre les deux – n’était jamais raconté, amassé dans les pages. C’était comme s’il manquait quelque chose, comme s’il manquait la phrase : « on ne peut être parfait dans un monde imparfait ». Un avertissement. Un truc qui clignote en rouge.
Le sujet m’a toujours intéressée, au fond. Être particulièrement sujette aux émotions intenses, aux variations de température spectaculaires, et me savoir tout à fait sensible aux histoires improbables de deux êtres qui trouvent en l’autre de quoi poursuivre cette vie absurde dans un monde arbitraire m’a sûrement aidée.
Depuis ma politisation, en fait, je voyais surtout ce champ-là comme un espace propice à une vaste réinvention, aux démolitions de vieux démons qui hantaient encore l’édifice, à l’exploration de nouvelles formes, de nouveaux récits. Et au fond, comment ne pas trouver cela passionnant ? Le problème, c’est que ma vie s’est transformé en laboratoire. Et que les expériences, ça rate, parfois. Que j’avais oublié de me protéger les mains, le visage. Et finalement, je n’avais pas pensé non plus au fait que je menais mes petites études dans un endroit encore vétuste, plein de court-circuit, plein de menaces qui ne dépendaient pas de mes manigances. J’étais impuissante avant même d’entamer ma ruine.
Je suis persuadée d’être la personne qui a le plus cavalé, avec ces nouveaux récits. J’ai tout regardé, vérifié les angles morts, je me suis jetée avec délectation dans ces découvertes, précipitée dans la mise en pratique après m’être si soigneusement renseignée. Ces recherches ont été accompagnées, choyées, entourées par mon féminisme grandissant, et par tous les autres cheminements politiques que je menais par ailleurs.
Celui-ci, contrairement à ce que je croyais, celui de l’amour, n’était pas si différent des autres, à l’exception du fait qu’il me ferait mal bien plus profondément que des concepts abstraits et idées flottantes. Le souci, quand on décide de lier politique et intime – bien qu’ils le soient forcément, on est d’accord -, c’est que l’échec amoureux, amical, l’échec relationnel ricoche aussi sur nous comme un fiasco politique, comme la débâcle des utopies. Tout cela s’entrelace tellement bien en nous, qu’il devient difficile de fermer les yeux et de passer à autre chose, de dédramatiser, d’avancer. Tout nous éclate au visage comme une grenade chargée de vide, comme un doute qui vient remuer en nous ce qu’il y a de plus enfoui, de plus éloigné pourtant, de prime abord, de toutes ces élucubrations militantes.
L’amour libre, par exemple, m’a conduite à penser qu’il y avait là la possibilité de toucher une liberté exquise, délicieuse. Il m’a finalement réduite, par l’échec qu’il a marqué dans nombre de mes tentatives, à n’être qu’une femme qu’on écrase une énième fois quand le patriarcat se réapproprie ces nouvelles subtilités. Quand un homme s’enthousiasme de la liberté avec laquelle nous envisageons de construire notre relation par exemple, puis qu’il l’utilise pour s’exempter de toute communication, pour amasser les femmes sans aucun égard pour le respect, pour me maintenir dans un doute et une instabilité qui rongent, qu’il fuit les responsabilités en prenant pour prétexte ce tissu poreux dans lequel je me suis faufilée : la réinvention des codes.
Comme le souligne Victoire Tuaillon dans la conclusion de son podcast Le Cœur sur La Table, c’est toujours aux dépens des dominés que s’effectuent les renversements. Dans les tentatives de subvertir le nouveau monde, il y a la réaction associée du monde acculé qui consiste à faire siens les nouveaux codes, en s’assurant qu’ils contiennent toujours en eux le fondement des vieilles choses.
Essayer de vivre un amour femme-homme nouveau, dans un monde encore engoncé dans les schémas patriarcaux, est soit une entreprise nécessairement folle, soit quelque chose de vain.
Conforter les hommes dans l’idée qu’ils sont profondément révolutionnaires alors qu’ils choisissent simplement le meilleur moyen de perpétuer leur manière d’être et d’amputer les femmes continuellement, est quelque chose de dangereux.
En fait, on ne peut pas construire du neuf sur du pourri. Ça ne fonctionne pas, ça ne marche pas. Alors quoi, on abandonne toute idée de changement si celui-ci n’est pas complet et entier ? On n’essaye rien tant que notre système n’est pas totalement reconfiguré ?
Je ne crois pas. Mais, alors qu’on s’applique à échafauder le nouveau monde, on ne baisse pas la garde. On ne se laisse pas duper. On prouve leur rapacité dégoûtante, on la confronte.
Ne laissons plus personne profiter de nos combats vitaux, ces combats qui font l’éternel ferment de la vie.
Je vous ai rencontrée dans le Club Médiapart et depuis je vous suis, si discrètement, que vous ne vous en êtes pas aperçu. J’écris en tant que scénariste de BD avec Béja au pinceau. Nous avons beaucoup publié. J’écris aussi des romans sans éditeur. Actuellement:L’amour dans l’âme. Roman sur l’amour donc roman d’amour. Car, qu’est l’âme sans le corps? Si vous souhaitez échanger -pas seulement sur cet abyssal sujet- j’en serai ravi. Nataël
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Bonjour Natanaël, merci beaucoup pour votre message et pour vos lectures attentives. Avec plaisir pour des échanges!
Charlotte
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