Je ne sais pas vous mais pour moi, il y a des jours, des périodes, des minutes, où tout ça m’accompagne plus que d’habitude. Le souvenir. Un souvenir de ce que je n’ai pas connu. La mémoire qui m’a été transmise. Pas celle de l’école, pas celle des livres et des témoignages dont on se rembourre la cervelle. Celle qui a réussi à pénétrer en intraveineuse, celle que j’ai faite mienne, avec laquelle j’ai réussi à entrelacer mon chemin.
Le tout premier billet que j’ai écrit parlait de cela, parlait de cette femme qui m’obsède et me hante, celle qui s’appelle comme moi, Charlotte, Charlotte Delbo. Celle dont on m’a confié les mots, cette plume dont je me sens dépositaire, qui m’inspire et fait peser sur moi la terreur de l’oubli. Mais l’oubli est impossible, c’est une chimère. On n’oublie pas ce qu’on ressent, on n’oublie pas son ventre.
Je ne peux pas croire au hasard, c’est terrifiant le hasard, quand il décide de choses qui bousculeront notre vie pour toujours. On m’avait proposé de rejoindre une troupe de comédiennes pour jouer Qui rapportera ces paroles ?, c’était une pièce qui racontait Auschwitz, parce Charlotte était revenue de là-bas, parce qu’elle fut pendant longtemps celle qui revient. J’étais enfant, encore, en jouant dans cette pièce. Rien n’avait de sens, les phrases n’étaient que des débris de langage amarrés à ma bouche. Je ne comprenais pas, je m’efforçais d’imprimer en moi les choses que j’apprenais, ce que ce passé atroce et incompréhensible venait percuter de mon présent. Je ne savais pas que ça ne devient pas plus compréhensible, plus clair, quand on grandit. L’indicible, l’absurde, l’inexplicable nous poursuit davantage, nous marque avec plus de cicatrices, nous laisse les morsures durables.
Maintenant je sais. Ce n’est pas quelque chose à démêler. Il faut juste voir. Se souvenir. Dire leurs noms.
Sentir qu’elle est là, tout d’un coup, dans un rayon de soleil, dans une pensée fugace, dans toutes ces choses qui fuient et qui ne nous appartiennent pas.
Il y a quelques mois, j’ai trouvé le texte intégral de cette pièce dans une librairie. C’est rare. En fait, je ne suis jamais retombée dessus, depuis. J’ai acheté le livre. Sur la couverture, il y a Charlotte, un dessin de Charlotte. Dessus, elle me paraît plus animée, plus vitale, que sur n’importe quelle photo que j’ai pu voir d’elle. J’ai l’impression de l’avoir connue tant elle m’habite, j’ai l’impression de la reconnaître mieux sur ce dessin. J’ai acheté le livre.
Il est resté posé sur mon bureau. Pendant des semaines, je n’ai pas eu envie de l’ouvrir. Ce qu’il contenait me semblait trop familier dans son atrocité, trop répété, trop vain. Il faisait soleil, j’avais peur de mourir en lisant, je voulais fuir dans la vie, loin des considérations macabres, des lourdeurs qui ne me concernaient pas, qui ne nous concernaient plus.
Hier soir, sans raison, je l’ai pris entre mes mains, je me suis assise sur mon lit, et j’ai commencé à lire. Les larmes me sont venues. Pas parce que j’étais particulièrement émue, ou surprise, de retrouver ce que Charlotte raconte qui n’a pas de nom. Les larmes venaient de quelque part à l’intérieur de moi, elles qui avaient retrouvé le chemin de la mémoire des tripes.
J’ai découvert tout d’un coup cette écriture improbable, revenue d’un endroit qui fait tomber les lettres de l’alphabet, et qui pourtant raconte les choses avec une verve calme, un sublime qui ne craint plus rien, qui ne peut plus rien craindre si ce n’est de se taire. Les répliques me reviennent en mémoire, j’entends les voix des comédiennes, je les revois, je connais ce qu’elles disent mais comment aurais-je pu savoir, si jeune, que cette littérature allait en fait forger mon goût, qu’elle serait précisément ce que je recherche dans toutes les œuvres, cette vérité crue et libératrice, cette poésie de l’ordinaire, cette absurdité qu’il faut pourtant dire ? C’est drôle de retrouver quelque chose entre les pages qui a déterminé tant de ce que vous êtes, et qui appartient pourtant à la grande histoire qui ne vous appartient pas.
J’étais trop enfant pour apprécier les mots à l’époque, alors j’avais pu être bousculée par autre chose. Une chaîne continue de gens qui racontent. Une metteuse en scène qui, agenouillée près de moi, m’expliquait pourquoi les autres pleuraient, ce qu’il y avait qui palpitait dans un texte que j’apprenais par cœur sans réaliser quelle absolue déflagration il serait pour moi. Enfant, il n’y avait que ce qui battait, le cœur, c’était tout. Puisque je ne comprenais pas le reste. C’est ce cœur qui a permis de ne jamais oublier, de ne pas être capable d’oublier.
Cette émotion-là est revenue hier, devant ce qu’elle avait voulu dire et que j’avais l’intuition de comprendre, l’impression d’être née avec le sens de tous ces mots au milieu des entrailles. Cette émotion-là était juste, implacable, inexplicable. J’ai pensé qu’il s’agit de ça. La mémoire, c’est ça. Malgré toutes les dates que j’ai oubliées. Le nom des lieux qui s’évapore. Elle ne savait pas qu’il avait un nom, ce lieu, elle ne savait pas et pourtant déjà elle voulait le raconter, Charlotte. C’est bien qu’il s’agit d’autres choses que le rationnel, le normal, la façon de faire les choses.
Charlotte est là, tous les jours. Je porte son nom, je porte ses mots.
Qui vous hante, vous ? Quel récit niché en vous sans que vous ne puissiez l’expliquer ? Quelle part de passé se pose sur votre épaule et fait de vous quelqu’un qui complète les autres, ceux d’avant ?
On trouve toujours comment expliquer l’Histoire, lui donner un sens, une impression de mouvement. Mais la mémoire qui me tient debout n’a pas de sens, elle se souvient de ce dont on ne peut pas se souvenir avec des têtes à remplir et des dates à apprendre.
La mémoire, des cœurs qui ne discontinuent pas.