Combien de fois ai-je eu l’impulsion de quitter Paris pendant quelques jours, pour être enfin au calme ? Combien de fois ai-je associé au béton la folie vitale, l’activité tourbillonnante, le foisonnement des possibilités ? Combien de fois ai-je pensé à la campagne comme un retour sur soi, un repli, une désertion salutaire ?
C’est un pli de jeune urbaine qui n’a connu que ça et n’a pas désiré autre chose. Ce genre de considération dépréciative de la campagne qui fait mine de lui attribuer toutes sortes de qualités – qualités qui tournent toujours autour de l’ennui et de la sérénité. Quelque chose de légèrement morbide, comme s’il était bon quelques fois de se rapprocher de la fin pour mieux apprécier les contours des jours. C’est un peu ce que font les Parisiens lorsqu’ils émergent enfin du goudron.
Ces cris d’exclamation face au silence de la nuit, à la beauté des étoiles, aux après-midis tièdes et molles dans lesquelles, soi-disant, « rien » est autorisé à se passer. Notre définition du rien, à nous, les rats des villes : le bruit des arbres qui chuchotent entre eux, la violence des rafales de vent et des cris du coq, le drame muet des pesticides. Le vrombissement discontinu des voitures, qui nous change de cette masse de brouhaha francilien. Les maisons en vente, les cimetières, les vieilleries, le monde qui disparaît, selon nous, ne fait pas de bruit. Tout se passe à tâtons, nous nous en émerveillons : quelle joie tout ce mutisme, quel plaisir d’assourdir un peu le monde, d’avoir la place d’écouter.
Écouter le vide ?
Je vais vous dire : il paraît qu’il y a presque la guerre là-bas, en Ukraine, il paraît qu’en France bientôt les élections auront lieu et qu’on fera de la boucherie, il paraît qu’il y a des sujets importants, graves, essentiels, qu’ils font un tas indéfini et que moi je parle du calme. C’est parce qu’il y a quelques jours je lisais le livre de Baptiste Morizot, penseur écologiste, qui s’intitule « Manières d’être vivant ». Une page m’a frappée au cœur, je me suis dit : il faudra que j’écrive sur ça, sur rien d’autre. Dans cette page, il raconte l’absurdité du silence. Il met en mots cette hérésie urbaine qui consiste à voir la tranquillité dans le jacassement de la nature.
Car ce que je cherche, en m’expatriant au-delà du périphérique, c’est la nature : le vert, les fourmis, le roucoulement des hirondelles, le flot délicat des rivières, la valse muette des poissons qui s’y logent. Les pas tranquilles des chats, la furtivité douce des écureuils. Ces animaux de légende qui sont devenus des chimères pour les enfants, qui, comme moi, ont grandi cimentés.
Et pourtant nous nous trompons sur tout. Les cris des oiseaux n’ont rien de reposant, nous apprend Baptiste Morizot. Ils sont au contraire le signe d’une énergie qui se déploie : des tensions, des accrochages, des guerres d’ego, des parades amoureuses. Ces chants nous semblent tous identiques, formant un seul et même bloc adorable, parce qu’ils nous sont devenus étrangers. Nous avons tort : le monde qui meurt fait un vacarme épouvantable. Nos oreilles sont sourdes à ses gémissements, ses plaintes, ses rages, ses éclats. Nous regardons tout avec des yeux endormis, complaisants.
Pourtant, nous continuons de vaquer à nos occupations vaines, à nos occupations mortes. Nos villes, pour quiconque connaît la nature, sont d’un calme trompeur et maladif. Rien en elles ne bat, ne pulse, ne grouille. Nous écoutons le bruit de la mort. L’étau qui nous enserre est vide, creux, absolument désert et inoccupé. Nous le prenons pour le summum des choses qu’il se passe, et nous croyons faire des commentaires pertinents. Nous partons en vacances pour trouver le silence, alors qu’il nous entoure… Si nous savions l’entendre.
Si nous savions l’entendre, nous saurions le sauver pour autre chose que nos plaisirs ignares.