PARASITE

À propos de l’argent. Celui qui ne fait pas le bonheur mais certainement tout le reste.

            Ça faisait des mois que j’avançais à tâtons : des mois pour dire le mot « argent » sans avoir l’impression de produire un rot sonore, des mois pour exprimer clairement mes intentions, sans les minorer, sans m’excuser, sans me ratatiner : oui j’ai envie d’être artiste, oui j’ai envie de créer, oui j’ai envie de croire au fait que ça peut être un « vrai métier ». Des mois à prendre mon temps malgré la société qui me presse comme un jus de citron. Des mois à cheminer seule, ou avec des gens qui me riaient au nez, des mois sans me rendre vraiment compte de la pression monstre qui pulse dans mes tempes : de cela – mon petit cerveau, mes petits nerfs, ma petite imagination, dépend ma situation financière. De cela dépend ma bascule dans la précarité ou dans le monde des gens qui vivent correctement de ce qu’ils font. Alors ce matin j’étais gaie comme un pinson et je devais ressembler à une enfant de quatre ans quand j’ai annoncé à ma mère que j’avais trouvé un truc pour mon entreprise. Le genre de truc qui fait passer du rêve à quelque chose de sérieux, que les autres regardent sans hausser les sourcils, que les banquiers accepteront d’entendre épeler sur les fiches de renseignements.

            Je ne suis pas à plaindre. Je fais partie de cette catégorie de gens qui ont la quasi-certitude de ne jamais se retrouver à la rue, étant donné la magnitude et la profonde mollesse du matelas de proches qui m’entourent. C’est probablement la raison de tout ce que j’ai eu la latitude d’essayer : la chance d’avoir l’horizon assez dégagé pour qu’il me prenne la fantaisie de ne pas me salarier au plus vite.

            Vu mon éducation, mes diplômes, le système m’accueillera à bras ouverts si je m’y perds. J’en ai les codes, les mœurs, peut-être même a-t-il réussi à subvertir un peu mes désirs. La loterie m’a gâtée, et certains feront même passer ça pour du mérite. En bref, j’évolue dans un endroit confortable, car mes problèmes ne deviendront sans doute jamais des drames.

            Malgré tout, le temps passe, et le règne capitaliste fait bien les choses. Sur moi, pèse déjà inexorablement la culpabilité des « parasites » qui vivent sur les aides et les soutiens. Excepté les quelques jobs d’été et stages en tous genres qui m’ont apporté le goût de l’indépendance financière, la connaissance assez vaine de ce qu’est un patron, l’abonnement aux tâches ingrates et au stress chronique, je n’ai pas encore sauté dans le vide par nécessité. Mais le poids de ma charge financière me pèse, j’aimerais rembourser mes parents, supprimer cette redevance qui m’alourdit, avoir encore l’impression simple et douce d’être une enfant et non un fardeau. J’aimerais leur offrir des choses sans avoir le sentiment de dilapider leur propre argent dans le soulagement de ma conscience, j’aimerais leur offrir une situation de paix aussi, où l’inquiétude n’est pas suspendue à chaque matin quant à ce que je vais bien pouvoir devenir.

            J’aimerais ne pas avoir cette épée de Damoclès qui lorgne sur mon crâne, quand j’entends à la radio que j’aurais bien le temps de crever avant de partir à la retraite, que toute ma vie sera conditionnée à une activité économique clairement définie, que l’inflation monte en flèche de façon inversement proportionnelle au pouvoir d’achat, et que jamais l’on a eu autant besoin de dépenses superflues : abonnements de tous les côtés, séances de psy qui te redonnent ton cerveau mais te coûtent un bras en échange, produits bio pour éviter les cancers et la fin du monde mais qui trouent ton compte en banque au passage.

            Pour ça, je pourrais me mettre à travailler tout de suite. Dormir moins, jongler avec les tâches de la vie et tout ce qui se bouscule dans un avenir en construction. Je pourrais me précipiter dans ce bateau qui prend l’eau avec des seaux et des petites cuillers. Et pourtant, j’ai presque envie de demander pardon, pardon, j’ai une idée, j’en ai même plusieurs, il me faut du temps pour les développer, j’aimerais être ma propre patronne, j’aimerais qu’on me laisse la place, que le monde aride ne me dévore pas toute crue avant que j’ai eu le temps d’essayer, j’aimerais pouvoir attendre un peu avant de paniquer, j’aimerais ne pas tout bazarder parce que la peur de la fin de mois m’enserre la gorge alors que je ne fais même pas partie de celles et ceux qui sont à plaindre.

            Oui, j’étais gaie comme un pinson ce matin, parce que j’avais trouvé un truc pour mon entreprise. Mais pour ça, il aurait fallu que j’aie deux mille euros à investir, et j’ai bien regardé au fond de mes poches, je ne les ai pas.

            Ma mère a soupiré, la semaine dernière j’avais déjà eu besoin d’une somme considérable parce qu’une dent avait eu le malheur de pousser au mauvais endroit dans ma bouche de petite idiote.

            Si je lui demandais, si j’insistais, je sais qu’elle pourrait sortir cet argent, cette somme précieuse. Je sais qu’elle pourrait se taire, continuer à se saigner et veiller sans partage sur l’angoisse financière.

            Mais je n’en peux plus de ce poids, celui de demander, celui de dépendre, celui de sentir qu’on ne fait pas bien les choses puisque l’argent n’a pas encore commencé à guider nos choix, comme si on était au-dessus de tout ça.

            L’insouciance est finie ; le monde a gagné.

            Une nouvelle ère commence : celle des renoncements, celle des abandons, celle des errances. A moi de rejoindre tous ces jeunes qui galèrent, qui tournent en rond, comprimés entre leurs envies, ces secousses qu’ils voudraient donner au monde, et cette nécessité insupportable qui fait de nous les pantins du marché, et de nos vies, des concessions ambulantes.

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