LA MAISON

            C’est l’histoire d’un déménagement, et en plus elle est vraie. La maison est vidée de ses meubles. Il n’est pas impossible que des émotions s’en mêlent. Qu’elles ne nous ménagent pas, et fassent remonter à la surface des souvenirs qui sourient, des enfances qui s’oublient.

            Je me suis toujours sentie bien chez vous, dans la maison.

            C’est dans cette maison-là que j’ai compris qu’on pouvait être chez soi un peu partout où il y a du bonheur qui attend.

            Quand j’ai pleuré alors que vous reteniez vos larmes, parce que vous partez et que vous rendez les clés et qu’il n’y aura plus la maison, je me suis dit « merde alors, c’est même pas ma maison ». Je n’ai jamais vécu dans la maison. Ce n’est pas mon nom qu’il y avait sur la boîte aux lettres. Ce ne sont pas mes affaires dans les cartons de déménagement. Il y a juste le cœur, le cœur sans rien d’autre, qui a planté ses racines. Le cœur, c’est le plus dur à déménager.

            Ce que j’ai trouvé dans la maison n’avait aucune consistance matérielle, c’était un tas d’atmosphères et de moments qui font grandir, des rires, des éclosions, des idées. Votre maison, une grande et belle idée. Dans mes souvenirs, il y fait toujours soleil, d’ailleurs dans vos toilettes on pouvait écrire à la craie et j’avais écrit que chez vous il fait toujours soleil. Je voulais le dire pour de vrai, pour de vrai ma mémoire est jaune comme un rayon de lumière quand elle se pose sur la maison.

            Une page se tourne, c’est ce que l’on dit un peu bêtement. Parce qu’il faut bien se dire quelque chose, que le passé qui passe puisse faire un bruit, un son. On aurait voulu encore du temps pour lire la page en question, pour se reprendre encore les pieds dans les mêmes mots. Comprendre comment on était enracinés là-dedans, dans ce lieu qui nous a tant construit. On dit que l’humain construit les choses, les tours, les maisons.

            La maison, c’est elle qui m’a construite.

            Le premier amour, c’était là. Les premiers jus de fruit bio, aussi. Le cœur, les convictions sur la table et les rêves dans la tête. Les rendez-vous des copains, rituels, et les anniversaires qui s’égrènent, les disputes à voix basses, les douches avec la musique à fond, les petits déjeuners, les grandes discussions. Je me souviens du jardin et des guirlandes dans la nuit, je me souviens du porte-éponge qui se balance, de la bibliothèque atypique et de l’odeur des pizzas. Je me souviens des batailles de Nerfs aussi bien que des batailles d’idées, je me souviens de l’enfance comme de ce qui a suivi. Je me souviens aussi des chats sur le grand mur de la rue, je me souviens de la tortue dans les massifs de fleurs ou du hérisson autour des miettes des apéros printaniers. Je me souviens des hivers et leurs tisanes au thym, de l’été, l’odeur du romarin coincée entre mes doigts. Je me souviens de vos voix et de celles de la radio quand les matins s’étiraient de leur long, je me souviens de la Tour Eiffel qu’on voit sur la pointe des pieds au grenier. Je me souviens des volets bleus et des poules multicolores, je me souviens des plantes qui dégoulinent sur le mur blanc. Je me souviens de vos démarches et du bruit des escaliers, des chapeaux qui pendaient dans l’entrée et de la clochette de la porte. Je me souviens des parties de poker sur le lit comme des films un peu longs sur le vidéoprojecteur et le grand mur du salon. Je me souviens des joints fumés dans la cheminée, mais aussi de tellement d’autres choses que j’essaie de lister là, comme une abrutie qui a peur que les souvenirs s’envolent parce qu’ils n’ont plus de maison. Je me souviens des leçons apprises dans cette antre-là, des bonheurs qui s’éternisent un peu, et des doutes vite estompés. Tu m’as demandé mon souvenir préféré, et je n’ai pas su t’en citer. Mes souvenirs n’ont pas la précision des grands évènements, ils se sont fixés sur du flou, des moments de respiration et d’air, le bruit des couverts (de quel repas ?) et la couleur de la lumière (de quelle journée ?). Tous ces souvenirs ressemblent terriblement au bonheur, et à rien d’autre que je puisse te décrire.

            J’ai comme le sentiment que le passé est difficile à transporter, l’impression qu’il va rester bloqué là, toujours. Je ne sais pas trop comment le tirer hors de la maison, qu’il vienne avec moi. Je ne sais pas expliquer pourquoi j’en aurai tant besoin, pourquoi il faut que le futur en soit imprégné. C’est comme un dû, un travail bien fait, sur lequel il faudrait que la vie prenne plus souvent exemple.

            Il y a un bout de mon enfance tassé entre les branches des arbres et les fauteuils du salon, et je trouve ça bizarrement injuste, égoïstement injuste, que d’autres enfants y déploient leurs histoires, repeignent les murs et y accrochent leurs dessins gribouillés. Je ne suis pas d’accord pour passer devant cette porte sans qu’elle ne s’ouvre et ne rappelle à moi la douceur des moments à discuter sur le trampoline du jardin, à regarder les minuscules pétales des fleurs de cerisiers descendre sur nous comme des confettis. Je suis fâchée avec la propriété privée. Je suis en rogne contre l’idée qu’on puisse rajouter une cloison au milieu d’une pièce où j’ai aimé, ou couper les arbres qui remontent au fond du terrain et sur lesquels mes yeux se sont tant abîmés. Comment est-ce possible, alors que je les ai tant vus, tant regardés ? Comment peut-on accepter que rien n’est immuable alors que c’est tout ce à quoi on peut se raccrocher ?

            Un déménagement comme la promesse non sollicitée de l’éphémère. Et un saut dans le vide. L’après qui n’est jamais autant là que lorsque l’avant nous est désormais inaccessible. Bon, qu’est-ce qu’il se passe alors, maintenant ? Il faut grandir, c’est ça ? Se trimballer dans la vie avec cette espèce de trou, cette confirmation terrible que l’enfance n’a plus rien sur quoi rebondir, que la balle va finir sous un meuble plein de poussière.

            La première fois que j’ai passé le seuil de votre porte, je n’étais rien du tout. Je n’avais aucune caractéristique notable, et tout à faire advenir. J’ai du chagrin car je ne suis pas encore tout à fait quelque chose, et que la maison abritait un peu de ce tas d’espoirs enfantins dans lesquels puiser. J’ai du chagrin parce qu’une maison est un bien matériel et que je voudrais que la peine me soit épargnée, mais qu’il faut reconnaître que la maison abritait le reste : l’ancrage des humains qui ne se dispersent pas, l’amour qui ne peut pas s’éparpiller. Les promesses sont faciles quand il y a un endroit pour les réaliser.

            J’ai dit au revoir, hier, à la maison. Je n’ai pas su me retenir de pleurer. C’était comme s’il fallait laver un peu de cette vulnérabilité qu’on ne peut plus se permettre une fois que ce n’est plus notre tour d’être enfant. Je crois qu’il faut visser notre tête vers l’avenir, et s’y cramponner, maintenant que j’ai dit au revoir à la maison. Ce n’est plus mon tour d’être une enfant. J’ai marché dans la rue sans me retourner, avec l’œsophage prêt à éclater. J’ai marché parce qu’il faut bien qu’un jour on dise au revoir à la maison.

            Tant de premières fois s’y sont déroulées qu’on a du mal à concevoir qu’il puisse aussi exister des fins, ici. J’ai passé le seuil pour la dernière fois, ri ici une dernière fois, regardé une dernière fois le miroir du couloir qui m’a renvoyé mon image un peu tordue, un peu bancale. Il va falloir pousser droit, les racines en nous, pour la première fois.

            Quelle chance d’avoir pu être heureux dans la maison. Qu’elle ait abrité tant de joies et de tendresses et d’épanouissements.

            Il faudrait faire une maison dans laquelle ranger la maison, l’abriter tout pareil.

            Il faudrait construire ça au fond du cœur.

            Je crois bien que le chantier a commencé.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s