À propos d’un trajet en bus, et des démons qu’il réveille.
À l’aller, dans le bus. Entre un homme. Il porte une chevalière et une veste en cuir. Ses cheveux sont gominés. Il a l’air d’un gangster, autant que j’ai l’air d’une petite blanche effarouchée. Il ne prend pas la peine de s’asseoir, et s’adosse à la vitre du bus, juste en face de moi. Moi, je suis assise. Je regarde, j’observe. La multitude autour de moi me permet de ne pas sombrer, de ne pas être seule trop bruyamment, trop violemment. J’ai l’air d’une oie blanche ici, d’une femme respectable. Je me sens moins éraflée que celles et ceux qui montent dans ce bus, depuis vingt minutes, en banlieue parisienne, là où j’ai toujours vécu. Je respire, de renvoyer cette image lisse, sage.
Le gangster commence à agiter sa main, à faire des mimiques étranges. Il a l’air idiot et niais, il a perdu de sa superbe et gagné en intérêt. Je remarque qu’il y a un enfant derrière la vitre du bus qui n’a pas encore démarré. Un enfant qui s’agite, indémodable attendrissement. Le type lui envoie des baisers. L’enfant tient par la main un autre adulte. Qui est le type ? Son père ? Son entraîneur de foot ? Un pote de son frère ? Pourquoi sont-ils séparés ? Comment s’aiment-ils de manière aussi ostentatoire ? Je regarde le petit s’éloigner dans le rétro du bus, rapetisser. Le type lui fait signe jusqu’à la fin, jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un point.
Je me sens ragaillardie par cet élan de tendresse inopiné. Je me suis un peu redressée sur mon siège, et j’ai mis la musique moins fort, pour essayer d’entendre les autres. Savoir ce qu’ils font là. Pourquoi ils prennent le bus. Et ce à quoi ils rêvent.
J’ai passé l’après-midi chez l’une de mes meilleures amies. En sortant de chez elle, il a fallu rembobiner la cassette et refaire le trajet en sens inverse. Reprendre le bus. La solitude s’est abattue sur moi. Les autres autour ne l’empêchait pas. Elle fait toujours ça, la solitude. Ces moments où la lucidité est si cruelle qu’elle vous pousse vers un étrange abîme, un trou dans lequel on ne tombe pas mais qu’on contemple de manière obsessionnelle. Une espèce de nostalgie de trucs qu’on n’a jamais vécus, et de manque de choses qu’on ne vivra jamais.
J’ai vingt-trois ans et je passe le plus clair de mon temps seule. Parce que je travaille, que j’écris, que je vis, et que pour accomplir ces trois tâches-là, j’ai besoin d’un grand vase empli d’introspection et de silence. Je vis dans neuf-mètres carrés compressés au milieu d’une capitale européenne. J’y passe le plus clair de mon temps. Pour ne pas devenir folle, il m’arrive d’aller lire dans les parcs quand il fait beau. Là, j’ai l’impression que les gens seront là pour moi, si je tombe, si je fais un malaise, si j’éclate en sanglots. Ils sont là. Tout autour. Même s’ils sont occupés à amuser leurs enfants ou à embrasser leur meuf. Je sors, et j’ai des amis dispersés, éparpillés parmi les aventures que j’ai vécues. J’embrasse à pleine bouche et je serre dans mes bras. Je textote et j’ai l’air emplie. Mais ça ne tue pas la solitude, ce qu’elle apporte avec elle : la paranoïa, les démons, le plancher stable d’un esprit sain qui se délite sous mes pieds. J’ai toujours marché droit, carburé. Je travaille vite et bien, j’ai l’air solide. Cette solidité m’esseule. Elle me barricade. Ou bien c’est le monde, qui m’attire vers une douce folie où l’on peut tout laisser tomber.
Je repère de nouveau la veste noire, le gominé, à un arrêt après le mien. C’est le type. Il remonte dans le bus. Lui aussi rentre quelque part. C’est drôle qu’on reprenne le bus en même temps, comme à l’aller.
Mais quelque chose cloche. Sa démarche est une errance. Son cou rouge. Ses yeux injectés de sang. Le flot incohérent qui s’écoule de ses paroles brèves au conducteur. Tout d’un coup, j’ai la boule au ventre. Je l’ai vu, je vous assure, quelques heures plus tôt, il disait au revoir à un môme. Il était touchant et clair. Je vous assure, il y a autre chose qu’une déchèterie dans ce tox qui titube. Boule au ventre. Boule au ventre, boule au ventre. La déchèterie me touche. Elle me renvoie mes propres névroses, mes propres égarements. J’ai le cœur en miettes.
L’alcool, c’est invisible. Quand on sort, je n’abuse jamais. Chez moi, il n’y a personne à gêner, il n’y a personne qui profitera d’une perte de contrôle, chez moi il n’y a pas à se méfier, à avoir peur de vomir – dans 9m2, les toilettes sont à deux pas du lit. Chez moi, il y a juste l’envie de goûter du vin, parce que c’est la gastronomie française et tout ça, rien d’autre, rien de plus. Chez moi, il y a l’addiction fine et un semblant de maîtrise, les questionnements vite enfouis et tout un tas de méprises. L’invisible démon, le naufrage insonore.
J’ai le cœur en miettes, la vision de cet homme, de ses entailles à vif et de ces éclats de verre me ramène à ma triste demeure, cette part de sombre qui s’agite dans la solitude, ces dégâts si probables, le frôlement de la chute. J’ai fonctionné sur les rails : les bonnes notes et la bonne parole, un bon mot et un bon coup. Je suis blonde aux yeux bleus, comme si le clair dirigeait ma vie, comme si j’étais solide.
Mais partout, dans le monde qui bascule, dans les bus et les après-midis, il y a des gens qui errent, à deux doigts de se perdre, à deux doigts de tout perdre.
