TOUS CES TRAMPOLINES

            La famille, pour moi, ça a toujours eu quelque chose d’évident. Facile dès le début. La tribu. Le clan. Quoi qu’il en coûte, quoi qu’il advienne. Il y a quelque chose de beau dans l’absolu. Quelque chose de millénaire. Dans la famille, il y a le fait d’échapper au destin solitaire des mortels, pour embrasser l’infini : démultiplier les gènes, jusqu’au bout, jusqu’à la fin du reste, l’extinction du soleil, l’explosion de la Terre. Laisser des traces en chair et en os, des enfants qui trimballent avec eux le triomphe des ancêtres sur le temps qui passe.

            À mon âge, ma grand-mère mettait au monde son premier enfant. Elle avait pour elle la création de son foyer. L’aboutissement de rêves. Peut-être façonnés par la société, mais aussi profondément portés au fond d’elle. Elle et mon grand-père. Pour eux, la famille n’avait rien eu d’évident. Grand-père orphelin, élevé en refuge. Grand-mère déchirée entre ses parents dont le divorce aujourd’hui si ordinaire avait tout d’un drame scandaleux à l’époque. Eux dont l’esseulement s’était transformé en une lutte de chaque instant dans la quête de la stabilité, de l’amour catégorique, du filet de sécurité relationnel. Eux qui avaient pris l’habitude de faire sans aide, parce que la seule aide devait être celle du sang, qu’il y en aurait, qu’ils réussiraient à faire advenir tout ça, ce cocon d’autres qui nous ressemblent. Le sang, ceux à qui on peut s’ouvrir, parce que quelque chose bat la pudeur et l’égoïsme classique et fait s’ouvrir un chemin calfeutré, doux.

            C’est drôle comme l’époque nous change, et comme notre incapacité à nous cramponner à la stabilité – c’est peut-être pas plus mal, j’en sais rien – se meut parfois en amertume. La famille, on la condamne parfois. On trouve bon de s’en émanciper, et combien je trouve ça juste et légitime, lorsque la famille est un poids. Mais peu de gens racontent encore ces familles qui portent et aident à déployer les ailes, ces images rassurantes du foyer empli de présences et chassant loin le spectre de la solitude. On dirait que ça n’a pas sa place dans les histoires modernes.

            J’ai parfois eu l’impression qu’on me reprochait le temps passé avec eux. En substance, il y avait mieux à faire.

            Je suis corse et la famille est omniprésente, sacrée. Elle aurait pu s’avérer étouffante, pleine de traumatismes mal cautérisés, d’aigreur et de nécessités. Au contraire, elle est un puit de ressources et de conseils. De rires et d’encouragements. Je n’ai jamais regretté une minute, des interminables dîners, aux karaokés insupportables, des jeux de société incompréhensibles aux soirées confidences. Des étés faits de retrouvailles aux hivers pelotonnés. Je trouve beaux tous ces trampolines qu’on a construit pour moi, moi et les enfants, pour nous protéger, nous guider, nous émanciper. Je trouve merveilleux que toutes les idées préconçues, les traditions indéboulonnables et idiotes, les rigidités aient été chassées de ce chemin-là, pour qu’il ne reste plus qu’un espace de gratuité rare, de profonde solidarité. Un tableau de souvenirs, que j’aimerais tant, quelques fois, partager avec celles et ceux qui ont horreur de ces familles-là, qui les trouvent niaises et encombrantes.

            Comme on grandit on ne serre plus pareil, tous autour d’une même date pour se retrouver. On s’éparpille, dans le monde et dans la vie. Mais le point cardinal est guidé par cette boussole que mes grands-parents ont tant espéré.

            J’ai du mal à me dire que j’ai l’âge qu’avait ma grand-mère quand… tu connais la chanson. J’ai l’impression d’être née de tant d’espoirs. Comment continuer ? Comment concilier l’absolu et l’animal avec la rapidité et les exigences du monde actuel ?

            C’est à la fois mon origine et quelque chose de lointain. C’est toujours bien de savoir d’où l’on vient. Et de se sentir l’envie d’y retourner, de mille façons. Et surtout à ma façon.

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