· ENTREPREUNARIAT·
J’ai mis du temps à dire que j’étais entrepreneure. Que je naviguais dans la jungle de l’entreprenariat. J’ai mis du temps à le dire parce que je suis aussi militante. Parce que je suis aussi anticapitaliste. Parce que je suis aussi engagée, pour le dire de façon plus polissée. Et que pour beaucoup d’entre nous, l’entreprise, c’est un peu le diable. Le petit engrenage qui fait fonctionner tout le système.
L’entreprise, c’est ce qui nous piège dans une version marchandisée de la vie, celle qui cherche à nous prendre le plus de temps possible tout en nous payant le moins cher possible. Celle qui capitalise sans raison, qui investit sans éthique, qui pressurise avec indifférence, qui hiérarchise sans résultat, qui enchaîne à la corde du salariat. Celle qui ment pour son profit. Celle qui tue pour son produit.
Bref, une cible de choix pour tous les antisystèmes dont je fais partie, facilement caricaturable en une seule et même espèce d’entité nuisible au bon développement de notre progressisme révolutionnaire.
Et comment nous blâmer, quand dans les meilleures écoles du monde, on entend que la croissance est le but intrinsèque d’une entreprise, que les plus grosses sont forcément celles qui ont réussi leur pari, quand on étudie de manière indifférente les plus gros pollueurs de la planète et la dernière start up créée par une influenceuse à la mode. Comment nous blâmer alors que sur les plus grosses émissions dédiées au sujet, on entend qu’on ne fait pas ça pour l’argent puis deux minutes plus tard que l’ambition est purement et simplement de racheter la concurrente d’un autre marché pour agrandir le nôtre. Comment nous blâmer quand les posts LinkedIn complètement creux et bourrés d’anglicismes ostentatoires pullulent sur les profils des entrepreneurs les plus suivis, quand il faut accepter la compromission de nos valeurs les plus chères si l’on souhaite réussir, quand les nouveaux indépendants promeuvent un mode de vie absolument daté, quand on entretient une dépendance accrue à la technologie et au système libéral qui nous fait tant de mal, quand on est contents d’avoir fait tout ça pour finir par consommer dans les entreprises qui forment le modèle de réussite absolue (facile, quand tuer et asphyxier hommes et nature font partie des choses qu’on peut se permettre sans ciller), quand dans toutes les bouches on glorifie le sacrifice, quand on rit des burn out comme s’ils étaient le passage obligé de tout entrepreneur qui se respecte, quand tout ça se mêle à une grande cacophonie gouvernementale qui valorise chaque galère indépendante comme une alternative efficace au chômage, sans prêter attention à la viabilité des projets, à leur autonomie et dignité de revenus.
Comment mettre un pied là-dedans sans avoir l’impression d’arriver au cœur de l’enfer que l’on combat ?
Oui, le monde de l’entreprenariat, c’est ça. Un monde enlaidi par les caprices d’une époque qui n’en finit pas de s’autosaboter.
Mais j’ai toujours entendu ma mère dire ça : « mon grand-père avait une épicerie. Elle tournait bien, il connaissait ses clients, ses produits et fournisseurs étaient de qualité, il a toujours eu la même, toute sa vie. Il n’a jamais eu besoin de s’agrandir, de grossir, d’empiéter sur les autres, de créer un monopole qui tue et prospère seul et sans but. »
Et pour moi, qui ai 23 ans tout juste, l’entreprenariat, c’est aussi échapper au contrôle d’un patron, décider en autonomie de mon temps de travail et l’adapter le plus sainement possible au rythme de mon corps, de ma tête ; faire ce qui me plaît, croire que ma passion et mon travail méritent une juste rémunération et les imposer sur le marché, participer à établir des relations nouvelles et horizontales avec toutes les personnes avec qui je collabore, affirmer qu’une femme n’a besoin de personne pour créer, montrer que si besoin il y a de s’émanciper des carcans des vieilles industries, il y a des chemins pour le faire.
Le but n’est pas de gagner mon argent pour me ruer sur la consommation comme un dû au vieux monde, partie intégrante d’un cercle vicieux. Il s’agit de paramétrer ma vie de façon à ce que je puisse décider de consacrer tout mon temps à ma passion – l’écriture et l’expression dans un cadre plus large, deux choses qui se mêlent d’ailleurs à mon militantisme. Pour cela, et dans le monde tel qu’il existe actuellement, il me faut un flux de revenu pour survivre. Et je considère, et c’est une forme de militantisme, que toute ces heures passées à créer contribuent à la société et lui apportent autant que ce qu’apportent les artistes qui bénéficient du statut d’intermittence, ou les salariés des ONG dont personne ne s’offusque qu’ils désirent gagner leur vie.
Dans mon cas et beaucoup d’autres, l’entreprenariat n’est pas une liberté à employer n’importe comment ou le privilège gagné d’être parmi ceux qui embauchent et dirigent. Ce n’est pas le prestige des articles de presse qui caressent les « girl boss » dans le sens du poil en nous vendant un féminisme falsifié. Ce n’est absolument pas, non plus, la volonté d’être une nouvelle « leader » au « management » super « smart ». Qui a intérêt à être cheffe des armées pendant un combat qui consiste à scier la branche sur laquelle nous sommes assis ? Personne, il me semble.
Entreprendre. Pour moi, il s’agit tout simplement de reconfigurer le monde, ici et maintenant, pour le forcer à coller au plus proche des exigences morales et éthiques que notre génération nourrit avec justesse.
Je n’ai aucune envie que mon moyen de subsistance et de plaisir alimente un système qui broie, et je ne ferai rien qui demande de sacrifier cette exigence éthique. Alors si je « descends aux enfers », c’est parce que, profondément, je crois qu’il existe d’autres manières de faire, que oui, elles peuvent fonctionner, et qu’il y a un besoin urgent de gens pour les porter.